Mes amours francophones : 40-31
40. Étienne Daho Duel au soleil (1986)
S’ouvrant dans un halo vibrant d’air échauffé par le soleil, Duel au soleil habille sa douceur blessée d’un mélange de guitare acoustique aux relents d’Espagne et de nappes de synthétiseurs aériennes. Alors qu’on l’imagina longtemps comme une chanson d’amour adressée tel un défi à un (ou une) partenaire nimbé d’une aura fantasmatique, Duel au soleil peut (doit?) s’entendre aussi comme le gant jeté par le fils délaissé à son père absent, qu’il provoque en duel à la manière des héros de western de son enfance. Composée par un Jérôme Soligny en état de grâce, Duel au soleil est un bijou tendre et cabossé, perclus de manque et de mélancolie, qui a largement conquis sa place au rang des classiques de la chanson d’ici.
- Duel au soleil
- Et aussi : un morceau mettant plus explicitement dédié à ce fameux père absent, quand Daho sera devenu suffisamment mûr pour aborder le sujet de front, en 2007 : Boulevard des Capucines
- Bonus : Daho, fan de pop, feuilleton en 9 épisodes réalisé par la Radio Télévision Suisse et diffusé sur France Inter en août 2018
39. Gérard Manset Que deviens-tu ? (1984)
J’ai avoué plus haut ne pas être fin connaisseur de la discographie de Gérard Manset ; j’ai cependant toujours été sidéré par ce morceau, tout de sublime profondeur, de grave majesté. Sorte de ballade existentielle, Que deviens-tu ? est une chanson en marche, une errance tourmentée à l’intérieur d’un paysage déserté, où une insondable solitude demeure l’unique chose à laquelle encore pouvoir se raccrocher. Le timbre si reconnaissable de Manset, inquiet et presque grinçant, ouvre le morceau par une poignée de vers d’une noire beauté, avant que les instruments (guitare, piano, batterie) n’entrent en scène pour mettre en branle un implacable convoi, perclus de fièvre et de mélancolie. Les cordes qui surgissent passée la moitié de la chanson ajoutent encore à la dramaturgie mais comme toujours, le résultat final dépasse la somme des parties qui le composent et on ne saura jamais quelle alchimie fait à ce point résonner Que deviens-tu ? avec notre for le plus intime.
- Que deviens-tu ?
- Et aussi : La mer Rouge
- Bonus : long entretien réalisé par Richard Robert dans Les Inrocks en 1996, avec un Manset balançant entre fulgurances et gribouillis
38. Les Rita Mitsouko C’est comme ça (1986)
Et dire qu’on a sans doute découvert ce morceau par le biais du top 50, coincé quelque part entre Gold et Licence IV ! On a fait du chemin depuis et ce tube dantesque des Rita Mitsouko s’affirme encore à chaque écoute comme un des morceaux de rock les plus enthousiasmants enregistré dans nos contrées. Porté par la vague de leur précédent tube, Marcia Baila (cf. supra), les Rita Mitsouko allaient définitivement imposer leur style et leur talent à la face empesée de la musique d’ici, prenant plaisir à joyeusement faire péter les sonotones du public des émissions de variétés de l’époque. C’est comme ça donc, un morceau pétaradant et décoiffant, jouissive chanson skate-board à laquelle on aurait greffé des propulseurs atomiques. Il y a cette implacable dynamique génératrice de sensations fortes, il y a cette performance vocale géniale de miss Ringer qui dévale la pente à fond la caisse sans jamais toucher aux freins (et qui accessoirement tient aussi la basse, il ne faudrait pas l’oublier). Il y a surtout ces guitares combustibles, formidables accélérateurs de particules qui vous feront immanquablement danser la danse de saint-gui, seul(e) ou accompagné(e). Si on ajoute le clip parfait réalisé par Jean-Baptiste Mondino, avec ce singe zappeur entré dans la mémoire collective, on n’est pas loin de toucher la martingale idéale. C’est comme ça, oui, et pas autrement !
- C’est comme ça
- Et aussi : Singing in the shower (en duo avec les Sparks)
- Bonus : l’ami JC Brouchard vous en disait deux mots sur son incontournable blog en 2009
37. Sébastien Tellier La dolce vita (2006)
Ce n’est pas si fréquent qu’une reprise surpasse l’original, surtout quand l’auteur de l’original n’est autre que l’immense Christophe. C’est pourtant bien le tour de force réalisé par cet olibrius de Sébastien Tellier qui, avant de devenir pour un temps figure décalée pour talk-shows décérébrés, livrait en 2006 un album magnifique de dénuement fragile, ce Sessions sur lequel le barbu réinterprétait au piano quelques-uns de ses morceaux, plus donc cette reprise hors catégorie de la pourtant splendide Dolce vita christophienne. On ne sait ce qui émeut le plus ici, du chant tremblé empli de retenue et de mélancolie à ces notes de piano entre lesquelles le silence se glisse comme des bouffées de souvenirs douloureux. Aux alentours d’1 minute 30, la voix de Tellier se fêle un instant tandis qu’il évoque cette Elsa du passé, et on ressent à cet instant son éternelle présence, puis la mélodie menace elle aussi de se briser dans les aigus avant de retomber dans un souffle. Au bout de 3 minutes 30, Tellier cesse de chanter mais continue de jouer, comme s’il fallait faire durer un peu le moment, le suspendre avant qu’il ne s’éteigne. On en pleurerait.
- La dolce vita
- Et aussi : La ritournelle (version acoustique)
- Bonus : une interview bien barrée de Sébastien Tellier millésime 2006, pour le site Froggy’s Delight
36. Dominique A Le courage des oiseaux (1992)
Point de départ d’une aventure musicale sans équivalent dans la chanson d’ici, morceau-éclaireur ayant décomplexé des générations de musiciens français en osant rapprocher New Order de Barbara, détonation silencieuse partie d’une chambre de post-adolescent dans la banlieue nantaise pour aller ébranler la façon de faire du rock en France, Le courage des oiseaux est tout cela et bien d’autres choses encore. A mon échelle – moi qui l’ai découvert après La mémoire neuve – Le courage des oiseaux est devenu une sorte de phare protéiforme, par la grâce des incessantes réinventions auxquelles l’a sans cesse soumis son auteur. Tour à tour électrique ou acoustique, new-wave ou électro, tendue ou désenchantée, dépouillée ou saturée, Le courage des oiseaux est un incontournable de chaque concert de Monsieur A mais conserve après chaque traitement son irréductible singularité. A la fois questionnement existentiel et chanson de séparation amoureuse à la rudesse tranchante, Le courage des oiseaux est devenu un talisman, un signe de reconnaissance, une borne immuable et pourtant toujours changeante qui nous accompagnera sans doute jusqu’au bout.
- Le courage des oiseaux
- Et aussi : L’onglée
- Bonus : belle évocation de la place prise par Dominique A et Le silence des oiseaux dans la vie de l’écrivain Arnaud Cathrine
35. Serge Gainsbourg & Brigitte Bardot Bonnie and Clyde (1968)
Plus encore que Je t’aime… moi non plus, c’est bien avec Bonnie and Clyde que le couple Gainsbourg / Bardot atteignit des sommets de sex-appeal insurpassables. Inspirée par le film d’Arthur Penn marquant l’avènement du Nouvel Hollywood, la chanson affiche d’irrésistibles atouts jaillis des mains d’orfèvre du grand Serge. Gainsbourg et Bardot figurent à merveille le couple hors-la-loi – qu’ils sont alors d’une certaine façon, même si sans aucune dimension homicide – tandis que Michel Colombier emmène sa partition de cordes dans les plaines d’un Far-West fantasmé, héroïque et dangereux. Et il y a évidemment ce gimmick infernal, ce formidable « hou houhou houhouhou » évoquant de vagues images d’Indiens battant la prairie, qui marque les tympans au fer rouge et rend le morceau inoubliable. A noter que Gainsbourg, pilleur de tombe devant l’éternel, se réapproprie sans vergogne le poème écrit par Bonnie Parker elle-même pour raconter l’histoire de son couple maudit.
- Bonnie and Clyde
- Et aussi : samplé abondamment (par MC Solaar notamment), le morceau fut aussi largement repris, et parmi ces reprises trônent tout en haut cette double relecture des classieux Luna, où Dean Wareham invite Lætitia Sadier pour lui donner la réplique ; vous pourrez donc écouter au choix la version Clyde Barrow (la plus fidèle à l’original), et la version Bonnie Parker (plus lente et douce)
- Bonus : on peut retrouver ici le poème original de Bonnie Parker, The story of Bonnie and Clyde
34. Étienne Daho La baie (2000)
C’est entendu, Daho est grand mais c’est bien en unissant ses talents à ceux de Jérôme Soligny que le bonhomme toucha par deux fois au sublime. Il y a Duel au soleil, que j’évoquais quelques lignes plus haut, et il y a donc La baie, qui réussit à surpasser encore le pourtant magnifique morceau sus-mentionné. Pièce taillée dans les étoffes royales de la paire d’as Bacharach / Warwick – ces trompettes, mon Dieu ! – La baie est un monument de pudeur et de sensibilité, qui recouvre les affres d’une séparation évidemment douloureuse d’un baume lumineux et cependant infiniment bouleversant. « L’émotion est trop vive » énonce un Daho qui n’a jamais si bien chanté, les sanglots tenus au fond de la gorge par la grâce d’une retenue merveilleusement expressive. L’orchestration est au diapason, cordes et piano tissant un tapis léger et nébuleux sous les pas du chanteur. Et à l’écoute de La baie, on se dira une fois de plus que les grandes douleurs ne font souvent guère de bruit.
- La baie
- Et aussi : Des heures hindoues
- Bonus : au micro d’Yves Calvi, Étienne Daho avouait en 2009 à quel point La baie représentait un de ses plus grands défis à interpréter sur scène, compte tenu de la charge émotionnelle qu’elle portait
33. Noir Désir Les écorchés (1989)
Éternelle chanson de mes quinze ans, de mes seize ans et des quelques années qui ont suivi, Les écorchés fut le véhicule idéal de nos fièvres adolescentes, le déversoir ultime de ces frustrations mal maîtrisées, cet infernal bouillonnement de fluides et d’humeurs qui secouèrent – comme les autres, et même à ma petite échelle – le jeune garçon que je fus moi aussi. Et nous fûmes des milliers à nous reconnaître dans cette musique au romantisme sombre et parfois maladroit mais qui semblait mettre en notes et en mots le feu dont on ne savait que faire, dont on n’osait que faire et qui ma foi s’épanchait faute de mieux (et parce qu’on était sage) lors des soirées, dans les pogos ou dans la chambre d’ado, quand on reprenait à pleine voix les paroles de Cantat. Les écorchés, c’est aussi ce riff impeccable, hypnotique et parfaitement lancinant, qui deviendra au fil des ans un véritable stimulus pavlovien nous poussant à chaque écoute à investir la piste quand il y en avait une ou a minima, à dodeliner du chef l’air insondable. On peut en sourire aujourd’hui peut-être mais Les écorchés fût à bien des égards une chanson fondatrice, pour ce qu’elle révéla en nous et pour les paysages musicaux qu’elle ouvrait devant nos yeux.
- Les écorchés
- Et aussi : The wound
- Bonus : un joli article de blog d’une certaine Amandine Glevarec et qui exprime elle aussi l’impact des Écorchés sur des milliers d’entre nous
32. Alain Bashung Madame rêve (1991)
Je n’irai pas réécrire le passé en prétendant que Madame rêve devint dès son écoute mon morceau de chevet. Dans l’informité des goûts de mes seize ans, cette chanson me plongea néanmoins aussitôt dans des abîmes de perplexité, tant elle ne ressemblait à rien du peu que je connaissais. Il y avait ces notes de violon s’écoulant goutte à goutte comme l’eau dans une clepsydre. Il y avait ce type qui d’habitude chantait Gaby et qui se transformait en gardien goguenard d’un cabaret enfumé fantasmatique, débitant des mots fascinants et obscurs chargés d’une sexualité trouble. S’ouvrait devant moi un monde irréel et inconnu, que j’approchais avec méfiance, intimidé par la solennité et la beauté des lieux. Presque trente ans plus tard, je suis loin d’avoir percé les mystères de ce titre unique, anomalie taillée dans la nuit figurant sur un album bâti sous haute influence de la musique américaine. Madame rêve demeure ce monolithe noir dont émanent mille lumières, selon l’angle sous lequel on le regarde et qui fascine toujours autant les années passant. Pour l’anecdote, les pizzicati qui ouvrent la chanson ont été fortement inspirés à Bashung par le morceau de Dead Can Dance daté de 1987, In the wake of adversity.
- Madame rêve
- Et aussi : Élégance
- Bonus : la Madame de Madame rêve a vraiment existé et son auteur Pierre Grillet, parolier de la chanson, en a tiré un livre en 2015 dont il parlait dans ce numéro de Europe 1 Social Club de Frédéric Taddéi du 23/04/2015 (à partir de 51′)
31. Jean-Louis Murat La chanson de Dolorès (1998)
Cette chanson composée à l’origine pour Jeanne Moreau et d’abord présentée sous le titre L’irrégulière figure dans sa version canonique sur le Live in Dolorès mais ma version à moi, celle que j’inclus dans ce classement, c’est celle interprétée par Murat chez Bernard Lenoir à l’occasion d’une Black session sur France Inter le 26 janvier 1998. Là, on entend un Murat dans son plus simple appareil, accompagné d’un piano solitaire et le résultat est proprement bouleversant. La mélodie ondule, emplie d’une liberté chargée de mélancolie, et volète comme une feuille portée par une légère brise d’automne et demeurant en suspension dans l’attente de son inéluctable chute. Et au final, on se demande si la chanson ne parle pas que de ça, de cette façon de s’accrocher un instant à l’air alentour, aux notes d’une mélodie qui ne veut pas s’éteindre, au souvenir d’un amour qui ne disparaît pas. Trois minutes et quelques de temps suspendu, de mélancolie poignante et d’un romantisme transcendé pour toucher une forme d’absolu.
- La chanson de Dolorès (Black session du 26/01/1998)
- Et aussi : Au Mont Sans-Souci
- Bonus : la chronique d’époque du double album Live in Dolorès / Murat en plein air parue dans les Inrocks en 1998
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