Le souffle au cœur
Vic Chesnutt About to choke (1996, Capitol)
Mes fidèles lecteurs (s’il y en a) connaissent déjà ma profonde admiration pour la musique de Vic Chesnutt dont j’ai déjà eu l’occasion de parler à plusieurs reprises dans ces pages et dont j’ai amèrement déploré la tragique disparition ce funeste 25 décembre 2009.
I am a rough ball of twine / I have a duty to do / I been tied to the table / But now I am frazzled and aloof
Degenerate
Cinquième album studio de l’Américain, About to choke est sans doute celui qui rapprocha le plus Vic Chesnutt d’un certain succès public. Survenant quelques mois après la parution d’un album hommage sur lequel des artistes de poids (Madonna, The Smashing Pumpkins, R.E.M. ou Garbage entre autres) reprenaient ses morceaux, About to choke bénéficiait qui plus est d’une signature sur un label réputé. Mais si ce disque demeure sans doute l’un de ses plus accessibles pour une audience plus large, le succès public allait rester très circonscrit. A défaut, About to choke confirmait s’il en était besoin à quelles hauteurs le songwriter Chesnutt évoluait à l’époque.
I’m not an optimist / I’m not a realist / I might be a sub-realist / But I can’t substantiate / It was bigger than me and I felt like a sick child / Dragged by a donkey, through the myrtle
Myrtle
A mes yeux néanmoins, About to choke a toujours quelque peu pâti de devoir succéder à son fabuleux prédécesseur, l’intouchable Is the actor happy ? qui reste encore aujourd’hui l’un de mes disques préférés de tous les temps, l’un de ceux qui m’émeuvent le plus à coup sûr. Et alors que je réécoute About to choke ces derniers temps, il me faut bien rendre justice à ses formidables qualités et constater que Vic Chesnutt avait livré ici rien moins qu’un très grand disque.
Your personal pariah is in a wool cap / The mirror flakes away take a long nap
Threads
Stylistiquement, le disque navigue globalement dans les eaux habituellement fréquentées par le bonhomme, et s’inscrit donc dans un registre folk-rock mêlant acoustique et électrique. Chesnutt continue de porter haut le drapeau en lambeaux d’une Americana cabossée, aux côtés d’autres rejetons magnifiques de la bannière étiolée, ces Bill Callahan, ces Will Oldham ou ces Mark Kozelek qui accompagnèrent notre devenir adulte. Mais pour qui connaît l’œuvre du bonhomme, About to choke montre un Chesnutt qui semble peu à peu vouloir se délester de son ancienne acrimonie, habiller davantage la nudité bilieuse qui sidérait dans sa musique et cesser un peu de se voir affublé de l’étiquette de paralytique atrabilaire chantant des chansons dépressives. On n’est certes pas ici chez David Guetta mais il flotte sur la plupart des morceaux d’ About to choke quelque chose comme un relâchement, une volonté de faire entrer un peu d’air dans une musique jusque là toujours sous forte tension. Et Chesnutt réussit cette gageure sans rien édulcorer de son propos toujours empli d’ironie mordante et d’une lucidité inébranlable.
Like a little vacation / Like a little old song that I want to hear / Like a big libation / Like a flattering sentence whispered in my ear
Little vacation
About to choke s’ouvre ainsi sur un Myrtle bouleversant, sur lequel piano et guitare laissent entrer de grandes bouffées de silence autour duquel ils construisent une magnifique cabane de cristal. Chesnutt s’offre ensuite une ballade folk-rock toute de décontraction, le limpide New town. On retrouvera le bonhomme plusieurs fois dans ce registre au fil du disque, celui de la pérégrination, de ces airs fragiles (Tarragon, Swelters) ou facétieux (Little vacation) qui semblent vouloir emmener l’auditeur à les accompagner, à faire avec eux comme un petit bout de chemin. Et Chesnutt ne perd rien de sa force émotionnelle qu’il exprime néanmoins d’une façon un peu moins frontale et malcommode que sur ses premiers disques. Il n’en demeure pas moins un songwriter capable de se dépeindre en dégénéré sur un morceau d’une fluidité orageuse époustouflante (Degenerate) et de placer en fin d’album un See you around stratosphérique, capable d’en remontrer à Neil Young lui-même, morceau magistral qui se gonfle et se déploie en majesté, porté par la force d’un puissant souffle au cœur.
And I ain’t got time for the niceties / Or rather I was never never fond of the niceties
See you around
About to choke confirmait l’imposant talent d’un songwriter à son sommet mais allait curieusement constituer pour moi une sorte de coup d’arrêt dans ma relation avec Vic Chesnutt. A une époque où Internet ne rendait pas disponible tous les albums imaginables en quelques clics, j’allais perdre trace de Chesnutt dont les disques parvenaient difficilement à être distribués par chez nous pendant plusieurs années. Il faudra attendre son (moyen) Ghetto bells de 2005 puis surtout son formidable retour de flamme porté par les artificiers du label Constellation avec North star deserter pour que je renoue le contact avec ce vieil ami cher. Son suicide un jour de Noël deux ans plus tard mettra un sombre point final à la vie et l’œuvre immense de ce grand homme trop méconnu.
Ce disque là c’est ma découverte .. je venais juste de la voir sur scène, en première partie de Dominique A à l’olympia 95.
Je ne l’ai jamais lâché depuis.