L’âge des possibles

Lorde Pure heroine (2013, Universal)

En cette période de confinement et de retrait forcé, la musique demeure un produit de première nécessité dont on peut heureusement profiter sans risque sanitaire, sauf celui de s’exposer à des émotions fortes. Arrêtons-nous ce soir un instant sur le premier album de cette jeune néo-zélandaise qui déferla sur les charts mondiaux il y a déjà sept ans et dont la musique aux tons bleutés et à l’indolence blasée s’assortit, ma foi, plutôt bien à l’atmosphère de repli domestique imposé par l’époque.

Pretty soon I’ll be getting on my first plane / I’ll see the veins of my city like they do in space / But my head’s fillin’ up fast with the wicked games, up in flames / How can I fuck with the fun again when I’m known?

Tennis court

Pas de confinement au sens médical du terme ici, mais une diffuse sensation d’isolement qui émane des dix chansons de ce Pure heroine. Du haut de ses seize ans, Lorde – de son vrai nom Ella Marija Lani Yelich-O’Connor – livre un tableau d’une bluffante maturité des pesanteurs qui viennent s’accrocher aux chevilles des adolescents de passage vers l’âge adulte. Pure heroine est ainsi un disque perclus de lassitude, baigné d’ennui, celui qui bouche les horizons des adolescents de toutes les banlieues du monde comme celui qui déborde des ventres trop pleins d’une certaine jeunesse dorée mondialisée. C’est aussi un disque inquiet, prisonnier dans un entre-deux éminemment frustrant, à sa place ni dans l’enfance, ni dans l’âge adulte. On pourrait n’y voir que la complainte blasée d’une teen-ager boudeuse tricotant son désœuvrement bien-né. On y entend surtout la voix d’une jeune fille entre deux âges, s’arrachant progressivement de l’adolescence vers un horizon qui fait bien peu envie, et qui masque sous un détachement affecté les angoisses et la rage de l’adolescence.

And we’ll never be royals / It don’t run in our blood / That kind of luxe just ain’t for us / We crave a different kind of buzz

Royals

Lorde peut compter sur une large palette d’atouts pour emporter l’adhésion de l’auditeur. Fille de Sonja Yelich, poétesse fameuse sur son île natale, on ne s’étonnera pas que la jeune femme accorde une attention soutenue à ses textes, plus souvent pétris d’ironie mordante que de romantisme pubère. Musicalement, Lorde navigue entre électronica et pop moderne, hybridée de rythmes urbains. Surtout, la jeune fille fait montre d’une remarquable économie de moyens, parvenant à attirer l’attention avec une instrumentation minimale qui vise juste. Le tube Royals, avec son beat étique, ses claquements de doigts, sa ligne de basse discrète et ses quelques effets vocaux, illustre à merveille l’efficacité de cette stratégie du less is more. On saluera la production impeccable de Joel Little et on s’inclinera surtout devant l’imposant talent d’interprète de la jeune Lorde, impressionnante de charisme et de maîtrise, avec ce timbre de voix plus vieux que son âge et dont s’échappe à l’occasion des éclats de brillance surprenants.

We live in cities you’ll never see onscreen / Not very pretty, but we sure know how to run things / Livin’ in ruins of a palace within my dreams / And you know we’re on each other’s team

Team

Certes, on n’oubliera pas que la jeune fille, signée dès ses douze ans par la branche néo-zélandaise d’Universal, a pu disposer de tous les atouts pour conquérir les hit-parades. Et on concèdera quand même que tout n’est pas mémorable sur cet album, dont la grande cohérence stylistique confine à certains moments à la monochromie monotone. On passera ainsi pudiquement sur quelques fautes de goût, comme ce Glory and gore un brin putassier. On trouvera néanmoins à Lorde d’autant plus de mérite à faire émerger une réelle personnalité de ce qui n’aurait pu être qu’un ensemble sur-produit calibré pour les radios. On aura ainsi du mal à nier le pouvoir addictif du percutant et limpide Team, hymne grandiose aux outsiders. L’introductif Tennis court, auto-analyse des vertiges absurdes de la célébrité, saisit par l’acuité de son regard comme par la séduction synthétique qu’il dégage. Lorde n’est jamais aussi émouvante que quand elle se départit de son (parfois trop) ostensible détachement pour laisser apparaître plus nettement ses fêlures. Ce sont elles qui irradient le très réussi Ribs ou le formidable Buzzcut season. Ce sont elles qui font vibrer le magnifique This world alone final, qui semble marquer pour de bon la transformation et le mélange d’effroi, d’excitation et d’inéluctable qu’il y a à laisser derrière soi les habits de l’enfance pour les rudes promesses de l’âge adulte.

This dream isn’t feeling sweet / We’re reeling through the midnight streets / And I’ve never felt more alone / It feels so scary, getting old

Ribs

Porté par le tube Royals (que je trouve pour ma part un peu froid), Pure heroine sera un véritable carton un peu partout. Outre le succès critique, la jeune femme recevra les louanges de figures aussi prestigieuses que Dave Grohl ou David Bowie. Le deuxième album de Lorde, Melodrama, est paru en 2017. J’avoue ne pas avoir pris le temps d’y jeter une oreille.

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