La vie en bleu
Christophe Les mots bleus (1974, Les Disques Motors)
Je n’ai jamais caché ici la profonde admiration que je voue à Christophe auquel j’ai d’ailleurs eu l’occasion de consacrer deux billets fort louangeurs pour deux albums le méritant amplement. Cette admiration, née de ma découverte de son Bevilacqua de 1996, s’est trouvée ô combien renforcée par le prodigieux Comm’ si la terre penchait publié à l’orée de ce siècle, et qui demeure aujourd’hui encore un de mes disques préférés de la musique d’ici. Il faut bien avouer cependant que jamais je n’avais pris le temps, avant tout récemment, d’aller fouiller dans la discographie seventies du sieur Bevilacqua. Rattrapons donc ce soir cette incongruité avec cet album emblématique du bonhomme.
Il n’y a plus d’horloge, plus de clocher / Dans le square les arbres sont couchés / Je reviens par le train de nuit / Sur le quai je la vois / Qui me sourit / Il faudra bien qu’elle comprenne / A tout prix
Les mots bleus
Après le colossal succès d’Aline et ses millions d’exemplaires écoulés, le tout jeune Christophe se retrouve prestement étiqueté tête de gondole de la génération yé-yé. Il enchaîne alors une série de tubes (comme Les marionnettes) et profite des plaisirs combinés de la jeunesse et de la célébrité, se faisant notamment remarquer pour son goût de la vitesse et des bolides. Le garçon se lasse cependant assez vite des orientations musicales qui lui ont offert le succès et qui s’éloignent par trop des influences blues qui ont construit sa culture musicale. Christophe marque un temps d’arrêt à la fin des années 1960, se cherche un peu et sa collaboration avec le producteur Francis Dreyfus va lui ouvrir de nouveaux horizons. Après quelques galops d’essai, Dreyfus propose à Christophe de travailler avec un certain Jean-Michel Jarre pour parolier. La rencontre entre les deux hommes produit des étincelles et une première réussite artistique avec la parution de l’album Paradis perdus en 1973. Un an après, le duo récidive avec Les mots bleus, et réussit à relever encore le niveau pourtant déjà remarquable de leur première association.
Sur ces trois notes un peu bancales / On s’ réconforte au fond des bals / Même si tu me dis que tu m’aimes / Je ne serai jamais ce grand thème / Qu’on imagine dansé dans des robes de mousseline / Que l’opéra sublime, que les fanfares assassinent / Je n’aime pas ces bémols qui m’abîment
La mélodie
Sur Les mots bleus, Christophe – et donc Jean-Michel Jarre, qui tient la plume sur six des huit morceaux de l’album – approfondit le sillon déjà unique tracé par les Paradis perdus. Il confirme aussi définitivement sa place bien à part dans le paysage de la chanson française, satellite inclassable naviguant sur son orbite exclusif où il croise au fil de sa dérive la variété comme le rock psychédélique, le kitsch comme l’avant-garde. Les mots bleus démontre également que l’univers de Christophe s’appréhende dans sa totalité, et qu’autour de sa musique gravitent des images et des fantasmes qui sont autant d’éléments fondateurs de son esthétique si particulière, parmi lesquels (dans le désordre et sans exhaustivité) : les voitures, le blues, une forme de dandysme décadent, le romantisme qui retient de la rose tant l’eau que les épines, le cinéma, la nuit, etc.
Du haut du building un oiseau tombe dans le vide / Il crie : “Love, love, love, love, love, love” / Ici dans la rue il court le bruit d’un suicide / On crie : “Love, love, love, love, love, love”
Le petit gars
Machine à rêves et à fantasmes, kaléidoscope hypnotique, l’univers de Christophe repose néanmoins essentiellement sur des chansons à la beauté enivrante et aux audaces bien senties. Les mots bleus s’ouvrent ainsi sur les neuf minutes tumultueuses du Dernier des Bevilacqua, une des ces autobiographies pointillistes qui parsèment la discographie du bonhomme et qui prennent forme par l’assemblage de souvenirs épars. La mélodie au piano qui annonce le thème de la chanson Les mots bleus se change en une cavalcade de guitares psychédéliques qu’accompagnent des chœurs morriconiens, avant que le tout ne se transforme en ballade blues-rock évoquant comme la rencontre entre Gene Clark et Pink Floyd. Le morceau présente par ailleurs une portée éminemment programmatique, Christophe chantant au détour d’un couplet : « J’ai bientôt trente ans, je fais maintenant, la musique que j’aime ». Après cette entame résolument hors cadre, Christophe déroute avec le charmant mais plus badin Señorita qui démontre en tout cas que le bonhomme a résolu ici de n’en faire qu’à sa tête. Au fil du disque, il nous gratifiera ainsi aussi bien du roulement terrien de la ballade boogie-blues C’est la question que du funambulisme vocal de l’épatant La mélodie. Plus loin, sur Le petit gars, Christophe nous embarque dans une déambulation nocturne aux contours inquiétants, qui évoquerait presque les errances urbaines du Iggy Pop de The idiot. Bien évidemment, on ne saurait passer sous silence la chanson titre, Les mots bleus, devenu un classique absolu de la chanson d’ici, merveille de romantisme tremblé et intranquille mais dont je m’aperçois préférer encore la version intouchable qu’en délivrera Bashung quinze ans plus tard. Mais j’admets que l’original vaut quand même sacrément le détour.
Toute l’Italie ne se souvient pas / Des enfants du faubourg d’autrefois / Il ne restera bientôt que moi / Que le dernier des Bevilacqua
Le dernier des Bevilacqua
Les mots bleus marquera la fin – jusqu’au tout récent Vestiges du chaos de 2016 – de la collaboration entre Christophe et Jean-Michel Jarre. Christophe continuera à tracer sa route originale et sublime jusqu’à la fin des années 1970, jusqu’au célébré Le beau bizarre en 1978. Comme nombre de figures majeures de la pop et du rock (de Bowie à Neil Young), Christophe connaîtra un vrai creux de la vague durant les années 1980, malgré quelques fulgurances (Chiqué chiqué notamment). Il faudra attendre 1996 et l’imposant et chaotique Bevilacqua pour qu’il renoue avec son inspiration passée et se projette de lui-même vers la stratosphère.