Derrière les rideaux
Tindersticks Curtains (1997, London)
Avec leurs deux premiers albums éponymes – dont il fut déjà question dans ces pages -, les Tindersticks se créèrent une place bien à part dans le paysage musical des années 1990. A l’écart des postures bravaches et des guitares rétros de la brit-pop comme des ruelles enfumées du trip-hop, le groupe conduit par la voix cendrée de Stuart Staples se bâtit un palais sombre et somptueux qui attira à lui nombre de cœurs fascinés par les papillons noirs vibrant au creux de cette musique. Avec Curtains, le groupe de Nottingham confirmait s’il en était besoin qu’il constituait bien l’une des plus envoûtantes machines à rêves de son époque (qui fut aussi la nôtre).
Five hours now it’s been going on / And still we’re watching all of it / Can you really believe all this ? / Can he really lie in bed at night and marvel at his own genius ? / When do you lose the ability to step back / And get a sense of your own ridiculousness ?
Ballad of Tindersticks
Je débats encore régulièrement avec moi-même – pardonnez mes tocades ! – pour déterminer si Curtains représente ou non le sommet de la discographie du groupe, tant son brûlant deuxième opus peut également lui en remontrer. Toujours est-il que Curtains marquera un véritable tournant dans la carrière des Tindersticks, comme l’acmé d’une formule musicale qui imposera aux membres du groupe de chercher d’autres pistes pendant quelques temps. Curtains poursuit la voie tracée par les deux précédents albums du combo, celle d’une sophistication instrumentale mise au service d’humeurs naviguant pour l’essentiel entre le bleu nuit et le noir orangé. On retrouve donc ici ces dérives noctambules guidées par le parlé-chanté mi-rêveur mi-obscur de Stuart Staples. On retrouve aussi ces cordes tendues comme des arcs et qui font gonfler ces chansons en vagues bouillonnantes déferlant sur un auditeur ravi de se laisser emporter. Ces cordes, arrangées de main de maître par Dickon Hinchcliffe, continuent d’ailleurs de figurer l’une des grandes affaires de l’art des Anglais pour ce qu’elles forment la matière vive de nombre de ces morceaux et leur ressort dramaturgique le plus vibrant. On les trouve néanmoins un poil moins omniprésentes et tyranniques que sur The second Tindersticks album, légèrement plus partageuses en ce qu’elles laissent – avec bonheur – plus d’espace pour les cuivres et les claviers. C’est peut-être pour cela que Curtains nous semble dans ses meilleurs moments plus équilibré que son prédécesseur, déployant si l’on ose dire sa magnificence avec plus de justesse encore si cela était possible.
I can’t look in here eyes / She’s holding on / She needed this to hurt me so / So it shot out of me / As if all of the love just got ripped out of me
Don’t look down
L’album s’ouvre par un triptyque de premier ordre qui place d’emblée la barre très haut. C’est d’abord Another night in, dont le titre fait évidemment écho au A night in de l’album précédent et qui semble d’ailleurs faire la transition avec celui-ci : les cordes pour le coup emplissent peu à peu l’espace de cette ballade enivrée et enivrante pour la mener vers le grand débordement final. Cette entrée en matière grandiose est aussitôt surpassée par le fantastique Rented rooms, morceau perclus de désir évoquant assez clairement les ardeurs impatientes d’une relation qu’on imagine adultère ou illégitime et qui déploie sa grâce de façon stupéfiante sur fond de swing velouté. Puis vient ensuite un Don’t look down herrmannien en diable, au tragique théâtral de premier ordre qui vient éclater en bouquets orchestraux violemment violacés. Après des débuts aussi intenses, on comprendra aisément que le groupe relâche un brin la pression mais l’errance de Dick’s slow song exsude l’inquiétude par tous ses pores. Curtains balance du reste constamment entre une veine orchestrale intensément expressive et une autre plus intimiste et néanmoins intranquille. Dans la première catégorie, on rangera évidemment l’immense Let’s pretend tout vibrant de secousses ; on rangera aussi la splendeur de Buried bones, un de ces duos de soie dont le groupe s’est fait une spécialité, partagé ici avec Ann Magnuson. La cavalcade enflammée de (Tonight) Are you trying to fall in love again ? subjugue également et nous rappellera que le tour de force des Tindersticks réside bien dans cette capacité à s’autoriser une forme de démesure orchestrale sans sombrer jamais dans l’outrance n’y verser dans l’art pompier. Du côté des « flâneries », on appréciera évidemment la lente dérive Ballad of Tindersticks qui peint avec amertume et ironie le quotidien d’une tournée aux États-Unis dont le groupe ne semble retenir qu’une vision au final absurde et désabusée. Ailleurs, les Tindersticks s’offrent quelques instants de musardise, au gré d’un orgue rêveur sur Bearsuit ou d’une guitare acoustique épurée sur Desperate man. Mais c’est bien sur un titre presque rock que le groupe réussit un nouveau tour de force, le temps du formidable Bathtime, brillant et brûlant et qui propose après environ 1 minute l’un des plus fabuleux fondu-enchaîné cordes-cuivres qu’il m’ait été donné d’entendre. Le rideau de Curtains se tire finalement avec la douceur triste de Walking, qui s’éteint à petit feu, étincelle évanescente qui finit par disparaître et nous laisse un brin rêveurs, rêveurs et conquis.
We tried the cinema / Within half an hour / We had to go find someplace else / Some more. . . you know / We tried a drinking bar / It gets so very hard / And when the cab ride gets too long / We go fuck in the bathroom
Rented rooms
Curtains demeure un disque magistral, un incontestable sommet dans la discographie d’un groupe habitué de la beauté mais qui ne retrouvera que par intermittence le parfait équilibre atteint ici. Curieusement, le groupe ressentit après Curtains le besoin de changer de direction, persuadé d’avoir atteint une forme d’impasse dans sa quête de sophistication et ne se retrouvant plus vraiment dans cette musique aux ambitions panoramiques. Il livrera donc un album plus léger, sans doute plus accessible mais aussi plus décevant, avec Simple pleasure en 1999. Le groupe poursuit sa route depuis, discret et élégant, comme toujours.
2 réponses
[…] de Nénette et Boni, première pierre d’une entente fructueuse. Viendront ensuite le fabuleux Curtains en 1997 puis une discographie inégale déjà partiellement abordée dans ces […]
[…] même acabit puis en 1997, il publie ce qui est selon moi son chef-d’œuvre, le merveilleux Curtains. Après ce zénith, le groupe livrera deux albums assez moyens avant de resurgir avec Waiting for […]