Le juste équilibre
Les Innocents Fous à lier (1992, EMI)
Les Innocents voient le jour en 1982 sous l’impulsion conjointe de Jean-Philippe – dit Jipé – Nataf et Bertrand Sansonetti. Le groupe écume les salles de concert parisiennes – il fera même la première partie d’un R.E.M. encore loin de remplir les stades – et se fait déjà remarquer par son désir de concilier ses influences résolument anglo-saxonnes avec ses textes en français. Après plusieurs années à œuvrer dans l’obscurité, la rencontre avec Jay Alanski, homme de l’ombre pour quelques figures en vue de la pop d’ici, ouvre au groupe les portes de chez Virgin qui fait paraître en 1987 le single Jodie. Outre le fait d’avoir été l’un des premiers 45 tours que j’eus la joie de posséder, la chanson vaut aux Innocents un vrai succès public sur lequel le groupe peinera cependant d’abord à capitaliser. Le premier LP du groupe Cent mètres au paradis (1989) échoue loin des chiffres de vente de Jodie et plusieurs changements de personnel affectent les Innocents dont le line-up finit par se stabiliser en 1990, avec notamment le renfort majeur de Jean-Christophe Urbain (guitare et composition).
Il est un estuaire / A nos fleuves de soupirs / Où l’eau mêle nos mystères / Et nos belles différences / J’y apprendrai à me taire / Et tes larmes retenir / Dans cet autre Finistère / Aux longues plages de silence
L’autre Finistère
C’est donc dans une composition renouvelée que le groupe enregistre Fous à lier à la fin de l’année 1991. La machine va alors s’emballer dans des proportions inattendues avec le deuxième single extrait de l’album, L’autre Finistère dont la mélodie tournoyante et lumineuse se met à chavirer joliment les cœurs d’une partie du pays. Un homme extraordinaire viendra enfoncer le clou et par la grâce de ces chansons aujourd’hui inscrites dans les mémoires, les Innocents démontraient qu’il était possible de faire entendre sur les ondes FM une pop en français dont on n’aurait pas à rougir. A une époque où de pénibles odeurs de vieilles chaussettes émanaient de la plupart des têtes de gondole de la variété française, les Innocents – avec quelques autres – avaient la bonne idée d’ouvrir les fenêtres pour y faire entrer l’air d’une pop anglo-saxonne accommodée au goût d’ici. Fous à lier s’avère donc un excellent disque de pop française : pop pour ce qu’il recèle de qualités mélodiques et d’airs accrocheurs ; pop pour cette facilité à se rendre populaire sans être putassier.
Il se voit, bottes doublées de fourrure / Aux pieds, dans le jardin repeindre la clôture / Et même, pour l’enfant qui se faisait attendre / Poser le papier peint, d’avance dans la chambre / Cet amour si près d’être mis au monde / Ça le faisait danser, le faisait avancer / Si loin qu’il se retrouve avant que la nuit tombe / Sur le bord de la route, enlisé
Les remorques
Au fil de ce Fous à lier – au titre trompeur, tant ces chansons évoquent bien plus la lumière du dehors que camisole et murs capitonnés – , les Innocents déroulent une pop teintée de folk qui invoque avec ce qu’il faut de gracieuse modestie les Tables de la Loi des grands maîtres du genre, de Lennon à Dylan. En fait, les Innocents en viennent à ressembler à ces gens ordinaires célébrés sur Un homme extraordinaire, incarnant une certaine idée d’un artisanat pop-rock à hauteur d’homme. Pas du genre à singer le côté destroy d’une mythologie rock qu’ils regardent sans doute avec une affection amusée, les Innocents s’évertuent à tisser de belles mélodies aériennes, à rechercher le bon équilibre entre justesse et légèreté et à le trouver parfois. C’est cet équilibre qui fait ainsi valser l’imparable L’autre Finistère, morceau qui détourne l’accordéon emprunté aux clichés d’une certaine chanson faubourienne vers les plages étendues de l’Atlantique. C’est cet équilibre qui fait le charme des plus belles réussites de ce disque, de la finesse pudique de Belladonna mia au souffle voyageur des roboratifs Je vais à Bang Bang et Confessions d’un vieux serpent. C’est encore cet équilibre trouvé qui illumine le superbe Mon dernier soldat, ballade au piano toute lennonienne sur laquelle le groupe vient poser de délicats arrangements de cordes et de clavier. Certes, tout n’est pas ici parfaitement réussi, et la deuxième moitié de l’album – malgré quelques bons moments comme l’émouvant Les remorques – n’est pas tout à fait à la hauteur de sa première partie. Les Innocents parviennent néanmoins à conjuguer habileté mélodique et humilité, et on peut sans peine estimer que cette heureuse combinaison contribua largement à leur popularité.
Toi, mon roi / Sors de mon enfance / Je veux que tu viennes / Toi en moi / Que tout recommence / Je veux renaître en roi
Mon dernier soldat
Fous à lier restera le plus grand succès public du groupe mais son apogée artistique restera à venir. Les Innocents prendront en effet davantage d’envergure encore avec leurs disques suivants, et notamment le formidable Post-partum de 1995 que je redécouvre en ce moment avec bonheur. Le groupe se séparera en 2000 après un quatrième album éponyme puis reviendra quinze ans plus tard avec l’impeccable Mandarine. Durant ce long hiatus, il ne faut surtout pas oublier que JP Nataf prit le temps de commettre deux albums fantastiques, Plus de sucre (2004) et Clair (2006), encore au-dessus à mon avis des réussites du groupe qui l’a rendu célèbre.