L’enchanteur
Nick Drake Five leaves left (1969, Island)
Soyons humble : ma contribution à la postérité d’un disque pareil ne saurait être qu’infime et mes mots ne pourront rendre que peu de grâce aux merveilles qu’il contient. Mais si une seule personne venait à découvrir cette œuvre majuscule par mon entremise, je n’aurais pas perdu ma journée. Et si mes lignes ne vous convainquaient pas, allez lire celles écrites par quelques unes des plus fines plumes de la critique rock à propos du génie de Tanworth-in-Arden, de François Gorin à Richard Robert. Et surtout écoutez sa musique…
Nick Drake naît dans une famille de la haute bourgeoisie britannique. Il grandit dans un environnement favorisé au sein duquel la musique tient une place de choix, papa et maman se plaisant à écrire des chansons chacun de leur côté. Nick apprend donc le piano, la clarinette et la guitare qui devient rapidement son instrument de prédilection. Après quelques mois à l’université d’Aix-Marseille, Nick Drake intègre la prestigieuse université de Cambridge mais commence peu à peu à négliger ses études de littérature pour se consacrer à sa musique. Il découvre notamment les scènes folk britannique et américaine et il est remarqué par un membre de Fairport Convention qui le recommande au producteur Joe Boyd. Impressionné par ce qu’il entend, Boyd propose à Drake d’enregistrer un album. Ce sera Five leaves left.
L’album révèle une personnalité époustouflante et une maturité inouïe. Entouré de quelques musiciens de haut vol issus de la scène folk britannique – Danny Thompson à la basse ou Richard Thompson lui-même à la guitare électrique sur Time has told me – Drake aligne dix morceaux proprement sidérants. Si son art s’ancre fermement dans un registre folk, Drake en outrepasse allègrement les contours en allant puiser vers la liberté du jazz, de la musique indienne ou de la musique symphonique. Guitariste d’exception, Drake est aussi un mélodiste hors du commun, semblant faire vibrer l’air autour de chacune de ses notes avec une intensité impensable. Le disque diffuse comme un sortilège hypnotique, un halo de mystère et de beauté pure qu’on ne sait par quel bout approcher mais qui vous submerge et vous subjugue à la fois. On ne saurait passer sous silence l’apport essentiel des arrangements de Robert Kirby, ami de fac de Drake qu’il imposa à sa maison de disques pour enrober de cordes et de cuivres à tomber les meilleures compositions de l’album.
Chacun des dix titres de ce disque magique mériterait une place dans les anthologies du rock. On insistera néanmoins pour porter au pinacle la beauté envoûtante de River man, morceau à la fois fascinant et inquiétant arrangé pour le coup par Harry Robinson, sur lequel la voix blanche de Drake se fait flûte de Hamelin nous entraînant inexorablement vers le fonds : “Oh how they come and go / Oh how they come and go”. Sur Cello song, Drake place une introduction indianisante sidérante, où une suite d’arpèges acrobates croise le fer avec une armée de congas, avant de décoller vers des hauteurs stratosphériques auxquelles il ne prétend qu’aspirer : “And if one day you should see me in the crowd / Lend a hand and lift me to your place in the cloud”. Impossible aussi de passer sous silence la gravité bouleversante de Fruit tree, empreint d’une mélancolie sans âge et sous lequel semble percer le désespoir qui rongera peu à peu Nick Drake : “Life is but a memory / Happened long ago / Theatre full of sadness / For a long forgotten show”. Les sept autres titres du disque se jouent encore à très haute altitude, des cordes déchirantes de Way to blue au blues nonchalant de Saturday sun ou Time has told me, en passant par la beauté céleste de The thoughts of Mary Jane.
Malgré ses qualités innombrables, Five leaves left passa quasi inaperçu auprès de ses contemporains. Nick Drake publia un deuxième album un an après, le lumineux Bryter layter mais là encore sans le moindre écho public. Drake s’enfonça alors dans une profonde dépression dont il sortit pour enregistrer l’incroyable et terrifiant Pink moon de 1972. Ce fut son chant du cygne, Drake se retirant progressivement du monde avant de décéder d’une surdose médicamenteuse en 1974. Il avait 26 ans. Son aura n’a cessé de grandir depuis et pas un mois ne se passe sans qu’un artiste ne reconnaisse son influence. Malgré un destin tragique, on prendra soin pourtant de ne pas chercher à cultiver outre mesure l’image du poète maudit engoncé dans son malheur et pondant des chansons tristes qui sauraient nous réconforter. On préfèrera citer ici les mots précieux de l’admirable Richard Robert :
“Trente ans après, on n’écoute pas Nick Drake pour se reconnaître en lui ou recueillir ses états d’âme, mais pour assister, émerveillé, aux prodiges d’un magicien capable de réenchanter le monde. C’est peut-être cette insolente liberté qu’il aura payée au prix fort.”
Richard Robert, “Magie blanche”, 50 ans de rock – Les trésors cachés, Les Inrocks 2, 2004, p.16
1 réponse
[…] peu négligé les teintes lumineuses de Bryter layter, coincé entre la magnificence inégalée de Five leaves left et la beauté malade et bouleversante de Pink moon. Si ce disque ne représente pas autant à mes […]