Fragments d’une femme de tête

Me’Shell Ndegeocello The world has made me the man of my dreams (2007, Emarcy/Universal Jazz)

Me'Shell Ndegeocello - The world has made me the man of my dreams

Fille d’un militaire en garnison, Michelle Johnson naît en Allemagne à la fin des années 1960. Elle y passe le début de son enfance puis toute la famille regagne la mère patrie pour s’installer en Virginie. Attirée par la musique, Michelle part en étudier les sortilèges à New York où elle commence à auditionner pour différents groupes locaux en tant que bassiste. Elle décide finalement de la jouer solo, et adopte alors ce nom de Me’Shell Ndegeocello, patronyme peu commode signifiant « libre comme l’oiseau » en swahili (enfin, d’après mes sources parce que moi, le swahili…). En 1993, la jeune femme décroche un contrat avec le label Maverick (le label fondé par Madonna) et enregistre un premier album intitulé Plantation lullabies.

Il aura donc fallu près de quinze ans de carrière et sept albums pour que ma route croise la musique de Miss Ndegeocello. J’avais eu l’occasion de lire ici ou là des critiques – souvent très positives – des œuvres de la dame mais je n’avais pas donné suite à ces propositions, ne pouvant être partout à la fois. C’est sans doute pour cela que j’aurais volontiers accolé à la musique de l’Américaine les étiquettes soul ou funk. L’écoute de ce The world has made me the man of my dreams m’a démontré que Me’Shell n’était pas du genre à se laisser enfermer dans un genre. Sur ce disque passe-murailles, elle embrasse un vaste spectre musical empruntant aussi bien à la soul qu’à la drum and bass, au rock à guitares comme au jazz sidéral. Forte tête évidente, Me’Shell Ndegeocello charge sa musique d’une spiritualité intense (parfois un brin excessive) et cherche clairement à mêler dans un même élan le sacré et le profane, le charnel et le spirituel, proclamant haut et fort être là « to make love and shine my light » sur le cosmique Virgo.

Alors, dit comme cela, on pourrait craindre un prêchi-prêcha pénible appelant à faire l’amour avec le cosmos dans des volutes de fumées new age mais Ndegeocello fait preuve d’une intelligence des choses musicales bien trop grandes pour tomber dans le panneau. Le disque dévoile de multiples facettes et un paysage à la fois fragmenté et extrêmement cohérent, Me’Shell Ndegeocello détenant la combinaison permettant de faire du tout un étonnant puzzle. Certes, l’album n’est pas facile d’accès et ne propose pas de mélodies accrocheuses évidentes comme un disque de pop, brassant des références que je maîtrise assez mal, mais frotter son cerveau à l’intelligence des autres ne peut qu’enrichir.

Musulmane et bisexuelle militante, Me’Shell ouvre son disque par une récitation coranique, puis enchaîne avec la décoiffante déferlante drum’n’bass de The sloganeer: paradise, comme une façon orgueilleuse de concilier ses paradoxes. S’ensuit alors un drôle de triptyque sidéral, mêlant psychédélisme, jazz cosmique et karma soul, nous entraînant d’Evolution au magnifique Lovely lovely, pour un voyage à la fois planant et fascinant. Me’Shell Ndegeocello s’entoure de collaborateurs précieux, du guitariste Pat Metheny à la chanteuse malienne Oumou Sangaré qui vient poser sa voix fabuleuse sur le surréel Shirk, meilleur titre de l’album, pur comme une pluie de matin d’été. Sur Article 3 et Michelle Johnson (affirmation de soi?), la dame va chercher la rugosité des guitares électriques pour la dissoudre au final en vapeurs stellaires. Au final, avec Solomon (morceau dédié à son fils) puis l’inquiétant Relief: a stripper classic, Me’Shell évoque le trip-hop tour à tour sensuel et querelleur de Tricky, à laquelle elle me fait d’ailleurs souvent penser, mais un Tricky dont l’ADN prendrait ses racines dans le free-jazz et le rock psychédélique plutôt que dans la cold-wave et la pop synthétique des années 1980.

Si comme je le disais plus haut, ce disque ne se livre pas forcément aisément et même si certains de ses aspects peuvent un peu rebuter, on ne peut que s’incliner devant l’indéniable créativité de Me’Shell Ndegeocello, dont les aspirations élèvent bien davantage qu’elles n’assomment. Et nous permettent d’élargir un peu notre terrain de jeu…

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