Les somnambules
Massive Attack Protection (1994, Virgin)
Après un premier LP aussi fracassant que son fondamental Blue lines paru trois ans plus tôt, l’épreuve du deuxième album ne pouvait qu’apparaître plus périlleuse encore qu’à l’ordinaire aux yeux du trio de Bristol. Quelle suite pouvoir donner à un disque qui définissait rien moins qu’un nouveau canon, semait les graines d’un genre musical inédit et dégageait l’horizon de générations de laborantins avides d’aller recycler à leur tour les genres du passé pour assembler la musique du futur en profitant à plein des possibilités offertes par les avancées technologiques ? Comment pouvoir imaginer ne serait-ce qu’égaler le niveau stratosphérique atteint par ce chef-d’œuvre vibrant, sensuel et cérébral, insaisissable et lumineux ?
You sure you wanna be with me ? / I’ve nothing to give / Won’t lie and say this loving’s best / Well leave us in emotional pace / Take a walk, taste the rest / No, take a rest
Karmacoma
Inutile de chercher à entretenir un vain suspense, Massive Attack ne parvient pas ici à tenir la comparaison avec Blue lines, à l’impossible nul n’étant tenu. Le groupe réussit cependant à délivrer un disque loin d’être raté, qu’il serait injuste d’examiner uniquement à l’ombre portée de son monumental prédécesseur, au risque d’en manquer les charmes engourdis. 3D, Mushroom et Daddy G continuent peu ou prou d’arpenter les territoires défrichés sur Blue lines et s’ils délaissent leurs habits d’explorateur, ils s’attellent à dévoiler ou à rappeler les beautés et les mystères de ces paysages-là. Le grand frisson ne parcourt plus notre échine (ou plus rarement) mais le sens de la mise en scène du trio révèle dans cette musique des ruelles méconnues, des souterrains secrets. Massive Attack continue aussi de démontrer son talent pour les castings. Pour remplacer l’immense Shara Nelson, le groupe fait ainsi appel aux voix de la formidable Tracey Thorn et de l’Écossaise Nicolette, chacune apportant une forme de sensualité différente. Il s’adjoint aussi les services du compositeur classique Craig Armstrong, qui apparaît ici au piano et aux arrangements de cordes et, à côté de ces nouvelles recrues, le trio continue de s’appuyer sur les fidèles Horace Andy, Nellee Hooper (à la production) et Tricky, qui volera bientôt de ses propres ailes.
I stand in front of you / I’ll take the force of the blow / Protection
Protection
Musicalement donc, Protection ne révolutionne rien au regard de son brûlant prédécesseur. Là où Blue lines semblait déborder d’intensité, Protection figure un drôle de disque de somnambule, baignant dans une atmosphère ouatée et enfumée, torpide à souhait. Sur Protection, les yeux piquent, ensommeillés et agressés par la fumée et l’album ne se départit jamais de cette somnolence, cette absence d’énergie qui semble traduire une forme d’hébétude face à l’hostilité du monde. Car une sourde menace semble sans cesse faire le siège de ces chansons qui redoublent alors d’effort pour préserver leur langueur. L’album s’ouvre ainsi sur le formidable Protection à la nonchalance défensive, à l’engourdissement enveloppant porté par un riff suspendu et par la voix sensuelle comme jamais de Tracey Thorn, qui bâtit un étonnant barrage contre le monde extérieur en anesthésiant proprement le danger. Massive Attack place en suivant un deuxième atout maître avec le dub tortueux de Karmacoma, temple brumeux propice à toutes les confusions et sur lequel les flows croisés de Tricky et 3D semblent se répondre dans un dédale sonore fascinant. Ces deux morceaux magistraux placés en ouverture dominent le reste du disque qui navigue à des altitudes moins imposantes, sans pour autant manquer de relief. On retrouve ainsi Tricky et 3D se répondant sur un Eurochild infectieux, au groove susurré. Three, interprété par Nicolette, s’inscrit plus nettement dans le canon d’un trip-hop planant, de belle facture mais un poil convenu pour un groupe de l’envergure de Massive Attack. Le deuxième titre interprété par l’Écossaise, Sly, est lui porté plus haut par les arrangements de cordes de Craig Armstrong qui font décoller joliment le morceau et l’auditeur avec. Les deux instrumentaux Weather storm (réarrangé avec bonheur par le même Craig Armstrong sur son premier album solo quatre ans plus tard) et Heat miser s’écoutent sans déplaisir mais sans ivresse et on succombera plus volontiers au charme infectieux d’un Better things minimaliste porté par la voix incomparable de Tracey Thorn. Ailleurs, le groupe retrouve son comparse Horace Andy pour une relecture de son Spying glass au groove vicié, comme émanant d’un sound-system souterrain. On regrettera que le groupe ait cru bon de placer en fin d’album une reprise piteuse de Light my fire des Doors, manquant singulièrement de couenne.
Glow from my TV set was blue like neon / Activated the remote, I put the BBC on / I’ve seen this city somewhere, I’m looking out for no one / Pallor in my eyes it get blue like neon
Eurochild
Avec le bien supérieur Dummy de Portishead paru la même année, Protection fut le disque qui marqua l’avènement du trip-hop, étiquette que chacun des deux groupes s’empressera de vouloir décoller bien vite. Ce disque fut aussi celui du triomphe public pour Massive Attack (en plus de relancer la carrière d’Everything But The Girl, le groupe de Tracey Thorn) en même temps qu’il portait en lui les germes dangereux de la redite. Transformant la léthargie qui gagnait Protection en hypothermie, Massive Attack allait reprendre sa place au premier rang avec l’impressionnant Mezzanine.
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[…] des années 1990, les têtes chercheuses de Massive Attack décidèrent – après la sortie de Protection – de mettre sur pied leur propre label, Melankolic, afin d’accueillir aussi bien les […]