La division Alpha
Alpha Come from heaven (1997, Melankolic / Virgin)
Après avoir, avec le fondamental Blue lines de 1991, ouvert une porte dans laquelle allaient s’engouffrer quelques-uns des artistes les plus marquants de la musique des années 1990, les têtes chercheuses de Massive Attack décidèrent – après la sortie de Protection – de mettre sur pied leur propre label, Melankolic, afin d’accueillir aussi bien les expériences solo de quelques compagnons de route (Horace Andy ou Craig Armstrong) que de favoriser l’éclosion de talents en devenir. Le trio phare du trip-hop n’eut pas à chercher bien loin sa première signature, allant cueillir dans les studios de Bristol un duo d’hommes de l’ombre, Corin Dingley et Andy Jenks, n’aspirant qu’à prendre un peu de lumière sous le pseudonyme d’Alpha.
And I’m scared to be so heartless / I’m hoping that you’ll learn / There’s only one and that is you
Slim
Alors que le nom d’Alpha est aujourd’hui très largement oublié, ce Come from heaven mérite néanmoins au moins un strapontin dans l’histoire musicale des vingt dernières années, à l’ombre des grands disques malades des figures tutélaires du trip-hop (Portishead, Tricky ou Massive Attack). Avec ce disque cotonneux et lumineux, portant fort bien son titre, cet obscur duo de techniciens de studio parvenait à créer un merveilleux havre pour cœurs romantiques, de ceux rêvant dans leur chambre au crépuscule aux musiques de Scott Walker et de Burt Bacharach, de Chet Baker et de Michel Legrand. Les deux cerveaux d’Alpha se voient ici donner les moyens de mettre en son les chansons imaginées durant leurs années de vache maigre derrière leurs consoles. Le duo s’arme d’une provision de samples choisis avec le meilleur goût (Michel Legrand, Francis Lai, une récitation de Sylvia Plath) et d’un trio de voix de premier ordre pour bâtir un univers subtil et raffiné, d’une grande force émotionnelle tout en demeurant diablement accessible. Jamais la musique d’Alpha n’agresse l’oreille mais ces airs cajoleurs, loin des rasades d’eau tiède de l’easy-listening, s’avèrent une arme redoutable pour capter l’attention de l’auditeur et l’enchaîner à leurs fragrances capiteuses.
When I danced with you / You even made the sun change hue / Such a pity / We were pretty
Nyquil
L’essentiel des morceaux se construit autour d’une boucle mélodique (empruntée ici ou là) portée par une rythmique feutrée autour duquel se déploie le chant d’un des trois as dénichés par Dingley et Jenks. Car l’atout principal du groupe réside bien dans l’incroyable trio de maîtres chanteurs (et chanteuses) – un homme et deux femmes – dont il joue à merveille, chacun d’eux étant utilisé comme un instrument mais chacun d’eux réussissant des prouesses d’interprétation pour insuffler une âme vibrante à ces mélodies indolentes. Dingley et Jenks ont l’intelligence de laisser toute latitude à chacune de ces voix pour révéler sa force expressive tout en les enserrant dans un cadre à la fois souple et rigoureux, bordé d’arrangements voluptueux comme de dizaines de trouvailles sonores venant faire bruisser l’ensemble d’un perpétuel mouvement. Le chant de Wendy Stubbs évite ainsi les chausse-trapes glissés sous ses pieds sur un Rain tout en suavité tandis que celui de Martin Barnard tournoie le long de la mélodie grimpante de l’épatant Back. Le même Barnard fricote presque avec espièglerie avec celui d’Helen White sur un Delaney à la mélodie efflorescente issue d’un sample de Michel Legrand. Le temps d’un Apple orange qui fait pousser une forêt de cordes frémissantes sur une rythmique dub répétitive, Alpha démontre aussi qu’il peut convaincre avec un simple instrumental.
You’re my waking thought / You’re the smile on my lips / I dream I see your face / I see and dream of you / You were safe and warm / I was in your hands / We were moved in time / To another space / Somewhere, not here
Somewhere, not here
Comme il n’a pas été signé sur un label nommé Melankolic pour rien, Alpha excelle surtout sur les morceaux lents, ces ballades bleutées qui s’élèvent et nous chavirent. On pense ainsi à la nostalgie sensuelle et flamboyante de Nyquil ou à la douleur tremblée de Firefly. On pense aussi à la léthargie poisseuse du fascinant Slim qui se zèbre soudain d’un éclair de soleil. On pense surtout à ces deux tours jumelles que sont Sometimes later et Somewhere, not here, versions masculine et féminine bâties sur des plans empruntés (chapardés ?) à un morceau de Lee Hazlewood et qui atteignent toutes deux à une forme unique de sublime. Sur Somewhere, not here notamment, le chant superlatif de Wendy Stubbs donne vraiment l’impression d’étreindre des fantômes et nous laisse quand tout s’achève hagard et incrédule, convaincu d’avoir assisté à quelque chose comme un moment de grâce.
Colour me / Cover me in the colour that reminds you
Sometime later
Curieusement, si ce Come from heaven demeure toujours une valeur sûre que j’écoute régulièrement avec un plaisir inchangé, il constitue aussi si j’ose dire l’alpha et l’oméga de ce que je connais du duo de Bristol. Depuis ce coup de maître initial, Alpha a pourtant fait paraître une dizaine d’albums studio sans que j’en ai écouté un seul, comme accroché à la brillance unique de ce premier diamant.