Le combat ordinaire
Day One Ordinary man (2000, Melankolic/Virgin)
On ne sait pourquoi certains disques s’éloignent de nous un temps, plus ou moins long, avant de redevenir subitement, au détour d’une journée ordinaire, d’indispensables compagnons de nos heures. Il en est ainsi pour moi ces derniers temps de cet Ordinary man, premier album d’un duo de Bristol jamais vraiment oublié mais dont le (bon) souvenir flottait en arrière-plan du juke-box qui me sert de cerveau. A l’époque de sa sortie, Ordinary man ne passa pourtant pas inaperçu. Annoncé par le formidable single Bedroom dancing, mis en avant par la BO du film Cruel intentions (que je n’ai pas vu mais je ne suis pas certain d’avoir manqué grand chose), ce premier album du duo composé de Phelim Byrne et Donni Hardwidge, attirait l’attention de Massive Attack qui leur offrait une place sur son label Melankolic. Bien que largement célébré par la critique, le groupe allait rapidement voir s’étioler l’engouement qu’il avait suscité, s’occupant par ailleurs assez peu d’entretenir la hype autour de lui, au point de ne revenir aux affaires que sept ans plus tard, avec un deuxième album paru dans une confidentialité à peu près totale. Sans aller jusqu’à pompeusement prétendre réparer une injustice historique, le petit billet de ce soir aura peut-être le mérite de faire (re) découvrir à mes lecteurs et lectrices un album dont chaque écoute ne fait que confirmer les précieuses qualités.
And we’re on the dancefloor, by the seashore / She said “these nights we dance together is what I live for” / I said “what about before, before these nights?” / She said “ask me no questions and i’ll tell you no lies”
Bedroom dancing
Avec son air de ne pas y toucher, Day One annonce ici avec quelques années d’avance des combinaisons aujourd’hui communes mais encore pas si fréquentes à l’orée de ce siècle. Avec une fluidité de geste remarquable, le duo célèbre ainsi les vertus du mélange des genres, entrelaçant au fil de ces onze morceaux folk, hip-hop, pop et électro, en faisant preuve tout du long d’une réelle constance dans l’excellence. Ce côté touche-à-tout n’est cependant jamais prétexte à une quelconque forfanterie ou à une débauche pyrotechnique. Bien au contraire, Ordinary man s’avère un disque d’une humilité désarmante, sur lequel une inventivité de chaque instant est tout entière placée au service de la simplicité, de la délicatesse et de la modestie. Sous cet aspect, l’album porte parfaitement son titre, tant cette musique se joue résolument à hauteur d’homme pour raconter l’histoire de gens ordinaires, ces bonheurs et malheurs qu’on qualifie souvent à tort de “petits” alors que leur trivialité même en fait le substrat de notre commune humanité. Les textes de Phelim Byrne disent ainsi les amours qui soulèvent, les joies que la vie empêche, le chômage, l’oisiveté, l’ennui, la pluie qui tombe et les corps qui parfois s’embrasent. Le parlé-chanté retenu par Phelim, quelque part entre pop et hip-hop, crée une réelle proximité avec les personnages qu’il met en scène et qu’il décrit toujours à la juste distance, avec ce qu’il faut d’empathie et d’ironie pour ne céder ni au pathos ni au surplomb.
I’m lost looking in a sea of faces everywhere / Now where did she go ? / I need to find her quickly / To immerse my insecurity / I’m lonely amongst these people / And I need to feel love / And I need to feel part of something / Is that strange ?
I’m doing fine
Musicalement, Ordinary man navigue donc entre les genres avec un égal bonheur (ou presque), le groupe pouvant compter sur l’appui de Mario Caldato Jr, reconnu pour son travail aux manettes de plusieurs albums des Beastie Boys, autres adeptes du chamboule-tout musical, dans un style autrement plus tonitruant que notre paire de Bristol. On appréciera ainsi aussi bien le hip-hop à la coule de Trying too hard que l’électro-pop hybride et noctambule du génial Bedroom dancing, sorte de classique instantané mouillé de funk moite, avec ses nappes d’orgue Hammond en lévitation sur le dance-floor. Avec In your life ou Autumn rain, le groupe s’empare de la pop à guitare avec bonheur, la première nommée notamment s’avérant un bijou d’optimisme opiniâtre, empli de la ferme intention de s’accrocher aux quelques bonheurs que la vie a bien voulu nous laisser. I’m doing fine révèle des ambitions symphoniques parfaitement maîtrisées, pour un résultat réellement impressionnant, avec son crescendo de cordes digne de Massive Attack. Dans un registre plus intimiste, on retiendra le magnifique et poignant Love on the dole, histoire d’amour entravée par les difficultés sociales, qu’on imagine volontiers en bande-son d’un film de Ken Loach. Le disque se termine par la chanson titre, ballade au piano toute de douceur lumineuse, vibrante comme la pulsation du cœur qui bat sans s’épancher.
You’re going up in the world / And, baby, I’m coming down / Looks like we’re both out of luck girl / And we’re stuck in this town / We’ll call it opportunity / Try and see it as fate / ’cause this is all new to me / So you’ll have to pardon my mistakes
In your life
A la réécoute, Ordinary man apparaît toujours comme un disque un peu hors de son temps, dont le mélange de hip-hop, de pop et d’électro se rapprochait d’autres francs-tireurs de l’époque – Massive Attack en tête – sans jamais les singer. On retrouvera du Day One dans d’autres groupes autrement plus révérés depuis, comme les Streets par exemple, sans que jamais le duo ne ressorte de l’anonymat. A son rythme d’escargot, le duo a fait paraître depuis deux autres albums, que j’ai honte de ne pas encore avoir écouté : Probably art en 2007 et Intellectual property en 2016, la discrétion de ces gens-là m’ayant conduit, un peu honteusement, à les perdre de vue.