La fille au regard triste
Tracey Thorn A distant shore (1982, Cherry Red)
Sur la pochette, la fille crayonnée (Tracey Thorn) tient sa tête entre ses mains, assise dans un transat, et regarde au loin les yeux dans le vague. Que regarde-t-elle au juste ? Le lointain rivage du titre sans doute, une lumière qui percerait à travers la brume qui semble habiter son cœur et son cerveau. En 1982, Tracey Thorn a 19 ans et quelque, elle étudie à l’université de Hull et vient de rencontrer l’homme de sa vie mais il n’est pas libre, pas encore. Alors il s’en passe des choses dans la tête de la jeune fille : elle souffre, elle s’agite et vibre d’intranquillité. Pour dire tout cela, et comme tant d’autres avant elle, elle écrit des chansons, la fille. Elle joue dans un groupe alors, les Marine Girls, mais ces chansons, elle les trouve bien trop personnelles pour les confier à d’autres, elle les chantera seule, avec sa guitare. Elle n’en fait pas des caisses, pas un roman en tout cas et ses huit chansons ne durent même pas vingt-cinq minutes. Mais la fille est douée et ces minutes nous suffisent pour comprendre tout ce qui palpite et frissonne ici : l’amertume et l’emballement, la mélancolie et la colère, l’espoir parfois, le désenchantement le plus souvent.
Tumbles down inside her mind / Half afraid of what to find / And you worry endlessly / And search so desperately / For anything to say / But she can’t hear you anyway
Dreamy
C’est un disque tout bonnement merveilleux que ce premier album solo de l’admirable Tracey Thorn. Deux ans avant de devenir la précieuse moitié d’Everything But The Girl et de commettre avec Eden un de ces disques contre lesquels on ne cesse de venir se blottir, la jeune femme exposait déjà tout son talent avec ce disque hors du temps, hors des modes mais pourtant inestimable. Musicalement, A distant shore ressemble à un disque folk : une fille, une guitare, un habillage des plus sobres mais ce simple qualificatif ne saurait résumer ce qu’on entend ici. Il faudrait d’abord reconnaître que le vocabulaire musical de Miss Thorn dépasse le seul registre folk. Deux ans avant Eden, la dame laisse entrer des airs de bossa dans sa campagne anglaise (Dreamy) tout comme elle n’hésite pas à se frotter à la pop perverse du Velvet Underground le temps d’une reprise impeccable de l’intouchable Femme fatale. A distant shore nous donne surtout à voir, à ressentir plutôt, ce qui peut se passer dans le cœur d’une jeune femme amoureuse : ce trouble qui énerve et engourdit, qui agite et rend f(l)ou. Et à travers cela, on sent que se joue aussi quelque chose comme un passage vers l’âge adulte, la découverte qu’on n’est déjà plus ce que l’on était, que l’autre a tout changé et que mon Dieu, que tout cela est compliqué. Alors, on fait la fière parfois, on se drape dans son orgueil et on fait claquer quelques paroles acides mais au fond, au fond…
Still trying to get over my small town ways / But still so much a part of me is my past disgrace / And you might say you don’t care / But how can you when you weren’t even there ?
Small town girl
Tracey Thorn a le bon goût d’ouvrir son disque avec une perle d’une beauté renversante, ce Small town girl dont on ne cesse de contempler le ressac, ces accords de guitare comme des vagues d’eau froide dans lesquelles se noient les espoirs de la chanteuse (“Keep your love and I’ll keep mine”). La reverb qui baigne la majorité des morceaux crée une atmosphère parfaite de mélancolie brumeuse et confère à l’ensemble une teinte sépia au charme indéniable. Parmi les chansons les plus touchantes du disque, il y a cet impeccable Dreamy qui semble esquisser un léger pas de danse dans le brouillard. On écoute ensuite la larme à l’œil le somptueux New opened eyes, dans lequel chaque note semble jouée sur nos cordes sensibles et dont les arpèges incertains peignent un paysage intérieur d’une beauté bouleversante. Incidemment, on se dit aussi que les Kings of Convenience ont certainement du écouter ces chansons et en être ébranlés. On retiendra aussi le terminal et évanescent Too happy et cette reprise ô combien casse-gueule de Femme fatale pourtant réussie haut la main. Car là où Nico semblait chanter son autobiographie, Thorn se met dans la peau de celle qui observe à côté du garçon et qui le met en garde comme le chant empoisonné de la sirène qui a croisé son chemin.
Everything has now been said / And the fire is cold and dead / Leave behind the love you shed / New opened eyes must look ahead
New opened eyes
Au final, c’est bien nous qui nous retrouvons comme la jeune fille au regard triste dessinée sur la pochette, à scruter un ailleurs fugitif mais pour le coup persuadé qu’il est toujours possible de cueillir, même brièvement, des miettes de beauté par la grâce de quelques notes de musique.