Retour vers le futur
Massive Attack Blue lines (1991, Virgin)
Soyons clair d’entrée : il sera question aujourd’hui d’un authentique chef-d’œuvre. On pourrait d’ailleurs le trouver un poil intimidant, s’incliner devant le monument sans oser rien en dire et qu’en dirait-on d’ailleurs qui ne l’ait déjà été ? On pourrait aussi le regarder avec un scepticisme de principe, interroger l’unanimité critique qui semble entourer l’objet mais chaque écoute – près d’un quart de siècle encore après sa parution – provoque encore les mêmes frissons et les mêmes envoutements.
You can free the world you can free my mind / Just as long as my baby’s safe from harm tonight
Safe from harm
L’histoire commence à Bristol en 1983 avec la fondation de The Wild Bunch, sound system aux idées larges fusionnant dans ses sets une infinie variété de styles musicaux. Le collectif se bâtit une renommée grandissante dans l’Angleterre d’alors, agitant les nuits de l’Albion thatchérienne. C’est au sein de cet incubateur que naît Massive Attack – en 1987 – de la rencontre entre Grant Marshall (aka Daddy G), Andy Vowles (Mushroom) et Robert del Naja (3D). Avec le soutien sans faille de Neneh Cherry – avec laquelle 3D co-écrit Manchild – alors en pleine ascension et de son mari Cameron McVey (le couple prêtant même sa maison pour enregistrer des parties de l’album – sans compter le soutien financier), Massive Attack enregistre Blue lines au cours de l’année 1990. Après avoir lancé en éclaireur le single Daydreaming, le groupe est propulsé sur le devant de la scène avec l’extraordinaire (et je pèse mes mots) Unfinished sympathy, porté qui plus est par un vidéo-clip inoubliable (montrant Shara Nelson arpenter les rues via un travelling durant toute la chanson). Blue lines paraît en 1991 et l’onde de choc qu’il déclenche va se révéler absolument considérable.
Really hurt me baby, really cut me baby / How can you have a day without a night / You’re the book that I have opened / And now I’ve got to know much more
Unfinished sympathy
Massive Attack livre ici un grand album de soul, un grand album de hip-hop, un grand album de pop orchestrale, un grand album de dub et j’en passe. Outre le fait que Blue lines constitue l’acte fondateur de la naissance d’un genre (certes éphémère), le trip-hop, ouvrant le chemin pour d’autres, de Portishead à Morcheeba, ce disque démontre à chaque instant les mérites du métissage et de l’intelligence. Prolongeant selon moi par bien des aspects les croisements fertiles réalisés en leur temps par les Clash (sur Sandinista notamment), Massive Attack frotte les soieries de la soul aux beats et au phrasé du hip-hop, la lascivité du dub au romantisme vertigineux d’envolées de cordes à faire dresser les poils d’un imberbe. Ce faisant, il crée un langage unique, aux formes belles et changeantes, recomposant le passé pour tracer une ligne bleue vers le futur. On ne sait par ailleurs si ce talent lui vient de son passé au sein du collectif Wild Bunch mais le trio se révèle formidable metteur en scène, agençant les contributions haut de gamme de Shara Nelson, Horace Andy, Neneh Cherry et Tricky, dont on découvrait pour la première fois le flow enfumé et menaçant.
On the surface of the wheel they build another town / And so the green come tumbling down / Yes close your eyes and hold me tight / And I’ll show you sunset sometime again
Hymn of the big wheel
Pas un temps faible sur ce disque parfait – ou peu s’en faut. Les 9 titres présents ici suffisent largement à poser les bases d’une révolution et on se plait encore après tant d’écoutes à quérir les émotions fortes procurées par ces chansons immenses. La formidable ligne de basse qui ouvre Safe from harm vous happe pour une plongée en apnée dont vous ne ressortirez que trois quarts d’heure plus tard. Épitomé de l’art du groupe, Safe from harm marie le chant soul de Shara Nelson (et quel chant) à un rap inquiétant, faisant danser ensemble la sensualité et la paranoïa, soufflant comme personne le chaud et le froid. Massive Attack se révèle aussi à l’aise dans l’économie de moyens qui fait vibrer One love ou Blue lines que dans le lyrisme époustouflant qui porte Unfinished sympathy, une des plus grandes chansons du monde qui drape le dance-floor d’un manteau bleu nuit de mélancolie d’une beauté infinie. Avec sa reprise de Be thankful for what you’ve got de William de Vaughn, Massive Attack fait monter la température de plusieurs degrés (et le clip à l’érotisme à l’avenant m’a procuré de bien troublants émois durant l’adolescence). L’influence du dub se fait la plus flagrante sur Five man army tandis que Daydreaming figure une drôle de rêverie hip-hop. L’album se clôt en enchaînant la sensualité douloureuse de Lately (quelle basse bon sang ! et quelle voix !) par l’illumination finale de Hymn of the big wheel, où le chant d’Horace Andy exprime dans un même mouvement saisissant angoisse et espoir. Le disque se referme et le ciel semble s’être ouvert brièvement.
Summertime always gives me the blues / Thinking about the things we used to do / Watching lovers in the park making love so free / And now I realize there’s only me
Lately
Réécouter Blue lines aujourd’hui permet de constater que ses propositions musicales n’ont rien perdu de leur pertinence ou de leur acuité. Comme le laisse deviner le symbole « inflammable » figurant sur la pochette, Blue lines n’a pas fini de brûler.
Wow, quelle critique !
Je confesse honteusement ne les connaître que par le générique de Docteur House (c’est bien eux ça non ?), mais c’est le genre d’éloge qui met un coup de pied au cul et te faire dire que tu rates un sacré monument musical depuis trop d’années.