Des secrets sous la neige
Stina Nordenstam And she closed her eyes (1994, East West/Warner)
Quelque part dans le comté de Stockholm, la petite Stina Nordenstam s’initie au jazz et au classique en écoutant la collection de disques de son paternel. Elle commence à composer ses propres chansons à l’adolescence et rejoint quelque temps un groupe de jazz, les Flippermen avant de voler de ses propres ailes. Un premier album, Memories of a color (que je ne connais pas), paraît en 1991, mais c’est avec cet And she closed her eyes que je découvris comme beaucoup les vertus de cette jeune Suédoise (25 ans alors).
Wind full of smells and far-away places / The last thing I said: “Are you sure you can do this?” / Hands fold together, he says no / “Don’t turn your head, no don’t, just go”
Hopefully yours
23 ans plus tard, ce disque demeure toujours un étonnant – bien qu’imparfait – mélange de candeur et de noirceur, un drôle de mystère diffusant tout du long une lumière blanche fort singulière. Dès l’introductif When Debbie’s back from Texas, l’auditeur est saisi par cette voix unique, ce chant tremblé d’enfant qui oscille entre la murmure, la confidence, l’hébétude et le sanglot, et dont la pureté se teinte parfois d’accents inquiétants. Stina Nordenstam crée autour d’elle un halo énigmatique et propose une musique éthérée et troublante, empruntant au folk, au jazz et à la pop, mais une pop libre et sans collier. Et si cet album apparaît encore un peu tendre au regard des réalisations ultérieures de la jeune femme, il révèle déjà une arrangeuse remarquable et subtile, enrichissant son art délicat d’une palette d’instruments (guitare, claviers, saxophone, flûte, trompette et d’autres) et ce sans affèterie. La jeune femme endosse un parti-pris majoritairement acoustique mais curieusement, les chansons de Stina Nordenstam dégagent une forme d’intimité distante, comme si un voile de gaze nous séparait toujours de leur auteure, sans pour autant nous priver d’admirer les beautés qu’elle distille.
Viewed from the spire / It looks more like a coincidence to me / Another bomb in the harbour / But you were there / The place was all crowded but… / No one crosses the street that way
Viewed from the spire
Ces beautés réelles sont de surcroît troublées par une évidente noirceur, si bien que ces chansons paraissent parfois comme des paysages de neige dont l’immaculée blancheur viendrait en fait recouvrir des cadavres enfouis. Sur Crime, des chœurs entourent de leur lamento la révélation inquiète d’un forfait dont on n’ose deviner la nature. Plus surprenant encore, le formidable View from the spire déploie une fascinante construction de cristal complexe et délicate pour raconter l’histoire d’un poseur de bombes. Plus loin, c’est le bouleversant Murder in Mairyland Park à la tristesse désabusée qui semble marcher sur un fil menaçant de rompre à tout instant. La finesse de la réalisation évite néanmoins au disque une lourdeur abusive. Nordenstam ne manque pas d’ailleurs de placer au fil du disque de magnifiques éclaircies et des moments de grâce, comme le superbe Little star, qui invite dans votre salon une chorale d’anges qui vous fera léviter (même si je me demande si la chanson ne parle pas de suicide mais je n’en suis pas certain). Le mutin Something nice évoque le meilleur de Vashti Bunyan mais c’est surtout le merveilleux Hopefully yours qui me ravit, folk à la fois riche et dépouillé dont le motif gratté à la guitare acoustique vous trottera longtemps en tête. Pour ces réussites, on pardonnera volontiers les quelques temps faibles de cet album encore vert, ces Fireworks ou I see you again trop étales pour nous séduire vraiment.
Almost wondering why you want me / Sometimes I think you’re better off on your own / When I make you cry over me / I almost want to leave you alone / But when I wake up in the middle of the night / And when I sometimes suddenly remember your smile
Something nice
En continuant à évoluer résolument en marge du cirque de la médiatisation, n’accordant quasiment aucune interview, refusant les photographies et de se produire sur scène, Stina Nordenstam n’aura de cesse d’élargir son terrain de jeu au fil des années. En 1996, l’album Dynamite viendra brouiller la blancheur de And she closed her eyes d’une volée de guitares électriques. En 1999, la Suédoise livrera un remarquable album de reprises, People are strange, maltraitant sans aucune déférence des standards des Doors, de Prince ou de Leonard Cohen. En 2001, sortira le superbe This is puis The world is saved en 2004, depuis lequel elle n’a pas donné de nouvelles (musicales).