Les griffes de la nuit
Bertrand Belin Hypernuit (2010, Cinq7 / Wagram)
A l’écoute des chansons terreuses et mystérieuses d’ Hypernuit, troisième album studio de Bertrand Belin, on s’est tout de suite douté qu’on n’avait pas affaire à un perdreau de l’année, tant ces morceaux semblaient porter sur leurs épaules la charge d’un passé déjà bien rempli. Certes, il arrive fréquemment qu’on découvre des artistes à la maturité bluffante jouant une musique plus vieille que leurs artères mais pour le coup, on avait visé juste et on ne fut donc guère surpris d’apprendre que le Breton affichait déjà la quarantaine sonnante et trébuchante à la sortie du disque. Le bonhomme alignait donc un parcours – personnel et professionnel – riche de bien des expériences, sans doute aussi délesté de nombreuses illusions mais visiblement toujours vibrant du désir de sortir des sentiers balisés.
Dehors, est fait tout de blanc, est fait tout de froid / Silence par ici, quelques pas par là / Pas une bête pas un souffle de vent / Qui saluerait le passant
Vertige horizontal
Né et grandi dans une famille de pêcheurs, avec pour destin de finir lui-même « pêcheur ou électricien en Bretagne (…) à fumer quatre paquets de Gauloises par jour en buvant des litres et des litres de vin », Belin – comme tant d’autres – allait trouver dans la musique et la fréquentation de la littérature de quoi dévier de ce chemin tout tracé. Monté à Paris à 18 ans, il enchaîne les expériences musicales dans différents groupes puis comme musicien accompagnateur (même auprès de Bénabar) tout en multipliant les boulots alimentaires. Il finit par se lancer vraiment autour de la trentaine, intégrant progressivement une famille musicale aux idées larges, d’Albin de la Simone à Olivier Libaux, de Barbara Carlotti à JP Nataf. Un premier album éponyme lettré et élégant paraît en 2005 puis un deuxième en 2007, La perdue, plus ambitieux et donnant déjà à entendre quelques chansons mémorables. Toujours en mouvement sous ses airs de gros chat, il multiplie les collaborations et les expériences un peu hors cadre, participant à la tournée du remarquable Imbécile d’Olivier Libaux ou travaillant avec le chorégraphe Philippe Decouflé. Et puis, en 2010, il publie Hypernuit.
Que devient / La chaleur / L’ancienne chaleur / Qui accablait les chevaux / Et le pont des cargos / Courage, avançons / Un jour arrivera où nous arriverons / A voyager léger, léger
La chaleur
Quelles qu’aient été les qualités des précédentes réalisations du bonhomme, c’est peu dire que ce troisième essai constitue un changement de braquet assez considérable. Bertrand Belin disait avoir voulu réaliser un album tellurique, le défi est pleinement relevé. Hypernuit est un disque qui évoque la lande, la terre collée aux semelles, l’air frais battant les joues, la buée qui sort de la bouche. Les chansons avancent au rythme des pas du marcheur. La nature est belle et mystérieuse, mais porte en son sein une sourde menace, dont il faut toujours se méfier. On pourrait parler de musique country au sens propre du mot, musique de la campagne dont elle prend les teintes et les odeurs. On pense d’ailleurs souvent à Johnny Cash sans trop savoir pourquoi, pour les guitares peut-être ou le grain de la voix. On pourrait parler de blues aussi, tant il est partout présent mais au final, on ne saurait trop définir la pâte musicale que le garçon malaxe ici : pop grand format, folk maritime, chanson sans collier… En fin lettré, Belin ajoute à cette texture sonore unique des textes remarquables, pour une part improvisés devant le micro semble-t-il, et d’où surgissent de magnifiques fulgurances poétiques. C’est sans doute sous cet aspect là que la référence à Bashung, souvent utilisée à propos du bonhomme, se fait la plus pertinente. Pour couronner le tout, on soulignera l’excellence de la production qui confère à l’ensemble un son enveloppant comme un feu de cheminée.
Tes pas se plaquent / Tapent battent / Comme le cœur de l’oiseau / Perdu sur le tarmac / En bas de l’eau / Arrête la route/ Tu ne peux pas aller plus loin qu’une route / Ton avance fond comme neige au soleil
Neige au soleil
L’album s’ouvre sur le fantastique Y’en a-t-il ?, qui met d’entrée en évidence tous les atouts de ces chansons : texte énigmatique et poétique, contre-chant de la batteuse Tatiana Mladenovich, arpèges de guitare cristallins ici accompagnés d’un piano presque velvétien. Le titre offre ce mélange d’ombres et de lumières qui fera tout le sel d’Hypernuit. Vient ensuite le morceau-titre, cet Hypernuit d’ores et déjà classique, qui dévoile sous la fluidité qu’il charrie une trouble histoire de violence et de vengeance. Belin sait planter en quelques mots sibyllins des histoires suffisamment pleines de trous pour laisser à l’auditeur de quoi se faire ses propres films, comme sur le formidable Vertige horizontal, qui navigue comme son titre l’indique entre léthargie et élévation, et qui nourrit bien des fantasmes par l’enchaînement de ces trois mots : « l’étang, la fille et le bain ». Quand Bertrand Belin presse un peu le pas, il nous embarque dans de drôles de blues saccadés qui font doucement dodeliner nos têtes, comme sur Avant les forêts ou le merveilleux Neige au soleil. Sur Ne sois plus mon frère, Belin prend des faux airs de Leonard Cohen, période Songs from a room et on croit voir passer le fantôme de Will Oldham sur un Nord de tout nostalgique et désolé. Et pour clore le tout, le Breton dépose en fin d’album l’élégance somptueuse et bouleversante de La chaleur, bijou scintillant sculptant le silence avec une grâce infinie.
Il n’a rien oublié / Du jour entre tous cruel / Au bout duquel / Il a vu sa maison brûler / Puis tomber / Là il revient pour se venger / De tout un village
Hypernuit
Avec Hypernuit, Bertrand Belin établissait une singularité marquante dans le paysage musical d’ici (mais pas seulement). Il a depuis poursuivi avec brio son parcours, ayant depuis sorti deux albums qui valent le détour et plus que ça encore, Parcs en 2013 et Cap Waller en 2015. J’y reviendrai sûrement à l’occasion.
2 réponses
[…] d’un album effectivement grand ouvert sur le dehors. Les formidables chansons d’ Hypernuit semblaient souvent coupées dans un manteau d’hiver ; on y voyait la neige, la boue collée […]
[…] ce morceau dans ces pages : « Bertrand Belin inscrit ce déjà classique Hypernuit, extrait de son album du même nom, dans le décor inquiétant d’une campagne sombre et mystérieuse. Là, les ombres sont hostiles, […]