Les dents du bonheur
Wilco Summerteeth (1999, Reprise)
Qu’est-ce qui fait qu’on aime un disque ? Qu’est-ce qui fait que cet amour perdure, voire se renforce ou au contraire, vivote ou se délite ? Je n’en sais pas plus que vous mais l’écoute énamourée de ce petit bijou des Chicagoans de Wilco me remet ces questions (bien peu originales je l’avoue) en tête à l’instant de lui tresser quelques lauriers. Pour le coup, l’amour fut long à venir. J’ai du découvrir ce disque assez peu de temps après sa sortie et à l’époque, il ne m’avait pas réellement marqué. J’ai du mal à comprendre pourquoi aujourd’hui mais je devais sans doute alors m’intéresser à d’autres sons, préférer d’autres couleurs et puis, plus prosaïquement, je crois que j’avais copié les quelques chansons qui me plaisaient sur une moitié de face d’une cassette enterrée au fond d’une boîte. Au final, je suis consciencieusement passé à côté de la discographie du groupe de Jeff Tweedy et un peu par hasard, ces derniers mois, j’ai eu envie d’en savoir plus. On bénira ici les facilités offertes par les services de streaming pour découvrir ou revisiter à peu de frais bien des intégrales. Mon côté “vieille école” me poussera quand même au final à investir quelques deniers sur l’achat de l’album en CD.
The ashtray says / You were up all night / When you went to bed / With your darkest mind / Your pillow wept / And covered your eyes / You finally slept / When the sun caught fire
A shot in the arm
Wilco naît en 1994 sur les cendres du groupe Uncle Tupelo, formation couramment flanquée de l’étiquette “alternative country” dont j’avoue ne rien connaître (honte à moi). Les deux leaders du groupe, Jay Farrar et Jeff Tweedy s’en vont alors chacun de son côté voguer vers de nouvelles aventures, le premier fondant le groupe Son Volt, le second Wilco. Ce dernier publie en 1995 un premier opus très fortement teinté d’americana, le plutôt agréable A.M. puis les choses commencent à gagner en consistance avec le double album Being there paru en 1996. Avec Summerteeth, Wilco allait réaliser son grand bond en avant. Alors que le groupe apparaissait comme un solide combo fermement ancré dans une tradition musicale très nord-américaine (entre country, blues et rock pour faire court), la bande menée par Jeff Tweedy décolle ici du sol et transforme la poussière qui semblait recouvrir ses épaules en paillettes argentées. Tweedy fournira dans une interview donnée à l’époque aux Inrockuptibles quelques explications à ce brusque changement de braquet, confiant notamment qu’avec l’âge et la paternité (le bonhomme avait à l’époque déjà dépassé la trentaine), le groupe s’intéressait de plus en plus au travail en studio alors que les tournées finissaient par s’apparenter à une corvée. Cette envie d’ouvrager davantage ses morceaux lui donna l’occasion de laisser libre cours à ses influences pop, notamment anglaises – Beatles en tête – mais pas seulement.
I dreamed about killing you again last night / And it felt alright to me / Dying on the banks of Embarcadero skies / I sat and watched you bleed
Via Chicago
Le résultat s’avère proprement épatant et c’est un groupe sur coussin d’air qui s’emploie à faire fi tout du long de ce Summerteeth des lois de la gravité. Enfin, pour ce qui est de sa musique parce que, comme tout grand maître pop, Jeff Tweedy accompagne ses mélodies haut de gamme de textes souvent franchement noirs, craquelés de fêlures intimes parfois béantes, entre relations amoureuses compliquées et doutes existentiels. Toujours est-il que ces papillons noirs volent avec une grâce infinie au fil de ces quatorze morceaux (plus trois cachés) et que ce ballet apparaît formidablement emballant. Summerteeth regorge d’idées et de mélodies imparables, idéales pour combler l’appétit de tout amateur mélomane. La première moitié du disque se révèle particulièrement riche en trésors, si bien que l’impeccable Can’t stand it d’ouverture et ses cloches somptueuses ferait presque figure de parent pauvre au regard du torrent qui se déverse ensuite. On pense par exemple au fabuleux A shot in the arm et son piano lumineux ou à l’extraordinaire I’m always in love, à rendre jaloux le meilleur Weezer (ou le meilleur Cars). Impossible de passer sous silence le rôle des claviers (synthétiseurs ou piano) qui constituent souvent l’ingrédient ultime pour rehausser la grâce de ces morceaux bouillonnants. Wilco peut alterner avec le même bonheur (pour nous) l’euphorie de Nothing’severgonnastandinmyway(again) et la mélancolie rêveuse de Pieholden suite, drôle de pièce en trois mouvements qui adressent de franches œillades aux High Llamas et donc aux Beach Boys. Plus loin, Tweedy fait suivre un Via Chicago malade, frère d’arme de la grâce poisseuse des Silver Jews, par la montée de sève (bien acidulée) de ELT. Les fantasmes lennoniens de Wilco se lisent à livre ouvert sur une ballade comme My Darling tandis que When you wake up feeling old nous gratifie de merveilleuses figures aériennes, très McCartney-esques pour le coup. L’album se clôt en enchaînant une merveille de ritournelle pop aux semelles de vent, Summer teeth, et In a future age, ballade perchée acosutico-psychédélique que n’auraient pas renié les Flaming Lips.
How to fight loneliness / Smile all the time / Shine your teeth ’til meaningless / Sharpen them with lies
How to fight loneliness
Quand le disque s’achève, si bien des références précieuses nous seront venues à l’esprit (outre celles sus-citées, on pourrait ajouter Grandaddy, Love, Costello, Brendan Benson entre autres), on avouera pourtant que la musique de Wilco brille d’un éclat particulier, étonnant alliage de robustesse et de fragilité, teintée d’amertume aigre-douce et de lumière étoilée. Summerteeth ? Les dents de l’été… Les dents de l’amer ? Les dents du bonheur plutôt.