Mes amours francophones : 50-41
50. Françoise Hardy Mer (1971)
Sur cette Question dont on n’a pas fini de faire le tour, Mer irradie d’une infinie beauté nébuleuse et troublée. Tuca dessine de vertigineux arrangements de cordes évoquant des paysages intimes tempétueux, voilés comme certaines toiles de Turner. Françoise Hardy trône hiératique et fragile au milieu d’un maelström de sentiments tourmentés. D’une tristesse insondable et magnifique, Mer déploie un horizon moutonnant de nuages noirs qui surplombe un champ de vagues déchaînées, menaçantes et fascinantes à la fois. On a rarement vu pareil spectacle.
- Mer
- Et aussi : Oui je dis adieu
- Bonus : très bel article de Laurent Rigoulet paru dans Télérama à l’occasion de la réédition de ce merveilleux album en 2016
49. Jean-Louis Murat Le lien défait (1991)
Ce n’est pour moi pas si fréquent mais Le lien défait demeure dans mon esprit indissolublement lié à des images : cette scène hypnotique et troublante du film de Claire Denis, J’ai pas sommeil, dans laquelle Richard Courcet, travesti, interprète sur la piste d’un night-club une danse toute de lenteur sensuelle. Cette chorégraphie envoûtante – teintée de maléfice, car délivrée par un personnage assassin – est rehaussée par cette chanson au charme somnambule. Le lien défait déploie sa mélancolie nonchalante comme la fumée de cigarette s’élève vers le plafond, en volutes paresseuses allongeant leurs courbes nébuleuses avant de disparaître. Après plus de trois minutes, une guitare électrique vient projeter quelques éclats de lumière rougeoyante baignant nos états d’âme d’un halo tremblé, qui semble ne jamais vouloir s’estomper à mesure que le morceau s’étire et s’étire encore. On passerait des heures dans ce final, à regarder tourner les notes au-dessus de nos têtes.
- Le lien défait
- Et aussi : La fin du parcours
- Bonus : forcément, la fameuse scène extraite du formidable film de Claire Denis
48. Georges Brassens L’orage (1960)
L’orage est une forme de condensé de tout ce qui peut faire le sel de l’art unique du chanteur à moustaches. On retrouve ici la remembrance d’un amour passé, bonheur enfui à la source duquel on but jusqu’à l’ivresse et qu’on évoque avec une pointe de regrets, émoussée chez Brassens par la grâce d’un éternel sourire. Les regrets affleurent pourtant ici un peu plus fort, la fêlure se fait davantage sentir et c’est ce qui confère à la chanson son charme supplémentaire, un surcroît d’émotion désarmant. Comme souvent, le morceau cache sous sa fausse simplicité une finesse mélodique de dentellière, et l’on invitera les mécréants à suivre le fil que déroule la guitare du Sétois pour s’en convaincre.
- L’orage
- Et aussi : La chasse aux papillons
- Bonus : « Brassens toujours vivant, j’ai rendez-vous avec vous », série radiophonique en 10 épisodes réalisée par les Médias Francophones Publics disponible sur le site de France Inter
47. Miossec Crachons veux-tu bien (1995)
Sur ce premier album qui claqua tel une gifle à la face de la chanson d’ici, Crachons veux-tu bien irradie d’une bouleversante intensité et demeure si longtemps après mon morceau préféré du Breton. Empruntant son titre à un vers du Poème à crier dans les ruines d’Aragon, Crachons-veux tu bien est le soulèvement d’un homme à terre, postillonnant aux visages des passants la bile qui lui remue les tripes. Les mots sont incommodes et les guitares prennent peu à peu la fièvre, débordant elles aussi au fur et à mesure que la confession de Miossec semble lui monter au nez. Impudique et rageur.
- Crachons veux-tu bien
- Et aussi : Recouvrance
- Bonus : la chronique originale de Boire parue dans Les Inrocks sous la plume du précieux Richard Robert
46. Georges Brassens Supplique pour être enterré à la plage de Sète (1966)
Deux ans après que Brel avait arrangé un Dernier repas en agapes forcément colossales, Brassens préférait fixer ses volontés concernant sa dernière demeure dans une chanson de traîne-savates, lambinant à son rythme de tortillard pour avancer cahin-caha vers l’au-delà. Sur plus de sept minutes, le Sétois dessine une sorte d’idéal post-mortem, où le temps ne serait plus que flânerie et sensualité. Il y aurait le ciel, le soleil et la mer – comme chantait l’autre – et c’est bien en creux une certaine idée du bonheur sur terre que dépeint le facétieux poète. On aime rien moins que musarder avec la guitare et la contrebasse au cœur de ces paysages emplis de senteurs provençales, d’autant qu’on sait, pour avoir depuis été conquis par Sète, qu’on s’y verrait bien aussi y quérir un havre de béatitude épicurienne, y passer pour le moins sa vie en vacances.
- Supplique pour être enterré à la plage de Sète
- Et aussi : La non-demande en mariage
- Bonus : « Brassens le Sétois », émission de Robert Arnaut du 26/07/2017 dans ses Chroniques sauvages sur France Inter
45. JP Nataf Seul alone (2009)
Au milieu de ce chef-d’œuvre à la fois dense et lumineux qu’est Clair, deuxième album solo du bonhomme, JP Nataf plaçait cette chanson-monde, solo époustouflant tel qu’on a rarement entendu dans la musique d’ici – et dans la musique tout court. Sur près de dix minutes, Seul alone déverse un véritable fleuve de mots, une logorrhée poétique, un flux de conscience hypnotique à la beauté folle. Seul alone est le coup de maître d’un musicien délivré de toutes attaches, qui décide de se laisser porter au risque de se perdre, au risque de nous perdre, sans se soucier des formats et des structures. Le texte s’écoule, accroché à un arpège comme à un esquif, et nous voilà embarqués avec ce capitaine buté et obsessif, poursuivant le rêve d’un monde plus beau, une lune qu’il parvient à décrocher sous nos yeux avec un panache bouleversant. Fidèle compagnon de nos solitudes, Seul alone n’a pas fini de nous réchauffer de sa présence, au mystère si hospitalier.
- Seul alone
- Et aussi : Elle
- Bonus : critique et rencontre dans Les Inrocks publié le 17/11/2009
44. Alain Chamfort Ce ne sera pas moi (1990)
Depuis des décennies, Alain Chamfort laisse une empreinte toute de discrète élégance sur la chanson d’ici, à la modestie précieuse et fine. Je m’aperçois ne guère lui avoir rendu grâce dans ce classement mais cette chanson n’aurait pas pu manquer à l’appel. Toute de douceur assassine, Ce ne sera pas moi célèbre l’amour intranquille sous ses airs de slow d’un parfait raffinement. Construite autour d’une boucle de guitare au balancement rêveur, Ce ne sera pas moi s’habille d’une orchestration d’une impeccable subtilité, sur laquelle Chamfort joue des limites de sa voix feutrée pour créer une forme d’intimité suave qui renforce le trouble suscité par le texte magnifique offert par Jacques Duvall. Une vraie rêverie empoisonnée.
- Ce ne sera pas moi
- Et aussi : Charmant petit monstre
- Bonus : une semaine consacrée à Alain Chamfort dans l’émission A voix nue de Corinne Renou-Nativel sur France Culture en 2016
43. Benjamin Biolay Laisse aboyer les chiens (2007)
Grand disque malade, Trash yéyé est à mes yeux le sommet de la pourtant riche discographie « biolayenne ». Sorte de soleil noir touché par la grâce, l’album taille dans le vif des douleurs amoureuses pour en tirer un disque crépusculaire d’une beauté intense comme jamais. En fin d’album, Biolay place ce fantastique morceau, tendu comme un score de film noir, et qui trouve sa résolution dans un final exceptionnel, explosion orchestrale dramatique et lumineuse qui perce comme une trouée dans le ciel d’encre de la chanson. Du grand art.
- Laisse aboyer les chiens
- Et aussi : Dans la merco Benz
- Bonus : on pourra entendre ici Benjamin Biolay lui-même avouer que Trash yéyé est son album préféré parmi sa discographie
42. Noir Désir Tostaky (le continent) (1992)
C’est à partir de Tostaky que Noir Désir allait devenir cette sorte de boule de feu qui incendia le rock d’ici tout du long de la décennie 1990. C’est aussi sans doute par cette chanson, par cet album – et quelques autres – que j’allais commencer à mettre le doigt dans un engrenage qui ne s’est heureusement jamais arrêté, trouvant dans le rock et les musiques plus ou moins affiliées un mode d’expression paraissant en connexion directe sur mes branchements les plus intimes. Si j’ai écouté depuis Tostaky des milliers d’albums, ce disque tient encore sacrément la route et cette chanson conserve malgré tout une puissance redoutable. Avec son riff diabolique coupant comme un rasoir et son texte obscur qui fonctionne davantage comme un collage – et dont certaines phrases demeurent indélébiles (le fameux « Soyons désinvoltes, n’ayons l’air de rien », entre détresse et ironie), Tostaky est une déflagration dont le souffle avance en abattant les murs et provoque au final un chaos purificateur et cathartique. Plus prosaïquement, Tostaky est un sacré morceau de rock, tendu et brûlant, rassembleur et bouillonnant.
- Tostaky (le continent)
- Et aussi : Comme elle vient
- Bonus : un drôle de moment avec cette prestation du groupe en play-back dans Le cercle de minuit, émission culturelle de référence de l’époque
41. Jacques Brel Je suis un soir d’été (1968)
Il y a le Brel éructant, Quichotte vociférant qui enfourche l’orchestre pour de fulminantes cavalcades et entonne Vesoul, Mathilde ou Amsterdam. Et il y a l’autre Brel, figure inquiétante ou inquiète, ensorceleur à même de suspendre les heures et prenant plaisir à laisser le silence lentement dilater ses chansons, bien aidé dans ses sortilèges par les précieux François Rauber et Gérard Jouannest. Placée en face B du tonitruant Vesoul, Je suis un soir d’été ressort évidemment de l’œuvre du deuxième Brel, comme vitrifiée par la langueur du soir. L’orchestration conçue par François Rauber s’écoule goutte à goutte – cette fascinante introduction mêlant guitare et contrebasse -, figeant le paysage comme sous une couche d’ambre, tandis que Brel se livre à un sommet de poésie descriptive, saisissant tout entières les passions engourdies qui agissent la ville au crépuscule. A mesure qu’il progresse, le morceau se pare d’une dimension fantasmagorique, rehaussée par l’apparition du chant spectral de Janine de Waleyne et de l’arrivée de quelques souffles de flûte. « La chaleur se vertèbre / Il fleuve des ivresses / L’été a ses grand-messes / Et la nuit les célèbre » : on en reste bouche bée.
- Je suis un soir d’été
- Et aussi : L’éclusier
- Bonus : un pas de côté pour mettre en valeur la drôle de carrière de Janine de Waleyne, choriste œuvrant – comme souvent – dans l’ombre de ce morceau
2 réponses
[…] 50-41 […]
[…] l’exceptionnel Lien défait, chanson impérissable que j’ai déjà eu l’occasion de célébrer dans ces pages et dont les fragrances addictives semblent inaltérables. On ne manquera pas de mentionner le […]