Everything But The Girl Eden (1984, WEA)
Les dérèglements climatiques ne datent pas d’hier. Par la grâce d’un de ces courants chauds qui viennent lécher les côtes atlantiques de l’Europe, tout un pan de la jeunesse musicienne anglaise se prit à rêver, au mitan des années 1980, des plages brésiliennes les doigts givrés par les frimas britanniques. Alors que les inégalables Pale Fountains mariaient en majesté les trompettes de Love et une pop résolument orchestrale avec la grâce de la bossa, que les remarquables It’s Immaterial faisaient tomber brume et crachin sur le sable de Rio, Everything But The Girl s’en remettait aux Tables de la Loi établies vingt ans plus tôt par Stan Getz et João Gilberto le temps de deux albums mythiques, en mêlant le jazz et la bossa.
Everything But The Girl naît en 1982 de la rencontre à l’université de Hull de Ben Watt et Tracey Thorn. Tous deux ne sont alors pas vraiment des novices puisque Tracey Thorn fait partie d’un groupe signé sur un label indépendant, les Marine Girls, tandis que Ben Watt a de son côté déjà sorti plusieurs singles en solo et collaboré avec rien moins que Robert Wyatt. Après une série d’EP et un album solo enregistré en 1983 par Tracey Thorn, le duo est remarqué par Paul Weller et fait paraître son premier album en 1984, Eden.
Sur ce premier opus, Everything But The Girl mêle avec talent influences jazz et bossa-nova à une pop acoustique finement ciselée, le tout rehaussé par la voix fréquemment bouleversante de Tracey Thorn. Traitant essentiellement de séparations amoureuses et de la douleur d’être celui qu’on quitte, ces chansons nous baignent dans une mélancolie qui nous réchauffe. Eden est un de ces albums consolateurs, auprès duquel on pourra se blottir le cœur encore engourdi d’avoir trop encaissé, et qui quelques années plus tard nous rappellera nos anciennes douleurs depuis longtemps cicatrisées. Disque d’après la guerre, Eden évoque aussi bien le goût amer des cendres froides que le charme discret de la nostalgie, ce regard un peu attendri qu’on porte à celui qu’on fût sans regretter pourtant un instant qu’il ait pu changer.
Each and every one ouvre le disque et offrit à Everything But The Girl un mini-tube avec ses rythmes chaloupés. Le duo se fend de quelques magnifiques torch-songs comme ce Tender blue sur lequel Ben Watt endosse les habits du crooner délaissé à la Chet Baker ou les bouleversants The spice of life et Fascination, sur lesquels la douleur de Thorn réussit à être à la fois profonde et lumineuse. Ne pas croire pour autant que Thorn endosse avec complaisance le costume noir de la pleureuse, tant le chant et les textes se font parfois d’une brutalité sèche, de Bittersweet (« Don’t talk to me in that familiar way / When the keys are in my hands ») à The dustbowl (« I used to think that you were all that kept me sane / When all else failed / Now I think that you were probably what drove me off the rails »). Le groupe réussit surtout – parfois de peu – à ne pas transformer les teintes bleutées de sa musique en fade tapisserie que déverserait la sono d’un bar à la mode. Le disque s’achève par une drôle de ballade de Ben Watt, quelque part entre John Cale et Supertramp.
Ce coup d’éclat initial influença une scène jazz-pop le plus souvent sans intérêt (Swing Out Sister par exemple) et heureusement oubliée. Il marqua surtout le départ d’une carrière tout sauf linéaire. Le groupe sortit régulièrement des albums diversement accueillis (mais je n’en connais aucun) entre 1985 et 1992 puis Ben Watt fut frappé d’une grave maladie qui faillit tout bonnement l’abattre. Cette épreuve entraîna une profonde remise en question musicale du duo qui se régénéra au contact des musiques électroniques, décrochant un tube inattendu avec Missing en 1994. Tracey Thorn fut remise en selle par sa prestation vocale remarquée sur Protection de Massive Attack et Everything But The Girl continua sur cette voie électro jusqu’à Back to mine en 2001. Le groupe semble aujourd’hui définitivement en sommeil.