Esthétique de l’effacement
Paul Buchanan Mid-air (2012, Newsroom Records)
Il est des gens qui semblent œuvrer sans cesse à l’embellissement du monde, et nul doute que Paul Buchanan compte parmi ceux-là. Avec The Blue Nile, le bonhomme jouait une musique à peu d’autres pareille, une musique dans laquelle chaque note semblait prendre l’empreinte du silence qui l’entourait. De ces chansons se dégageaient un halo de lumière ambrée d’où émergeait le chant de Bryan Ferry abîmé de Paul Buchanan, crooner soul bouleversant diffusant une mélancolie perpétuellement teintée d’espoir. A son rythme d’escargot, le Blue Nile coulait majestueusement pour laisser comme alluvions tous les six à huit ans un nouvel album, le temps d’une crue subite et magnifique. Sans qu’on s’en rende compte, le fleuve nous a conduit jusqu’à la mer et s’est fondu en elle, comme noyé dans le silence qui embrassait sa musique ; mais Buchanan a pris l’océan, poursuivant son chemin sans davantage presser le pas, et huit ans après High, le dernier opus en date du Blue Nile, il délivrait ce – forcément magnifique – premier disque solo, Mid-air.
I am not sure / If I am alive / If everything I see / Live inside of me / I love to think / You got it made / The birthday candles / The serenade
Buy a motor car
Mid-air tombe sur l’auditeur comme la nuit sur la ville, étouffant les bruits du dehors pour nous laisser seul-e-s face à nous-mêmes. Paul Buchanan réussit l’exploit rare de dénuder sa musique jusqu’à l’épure sans lui ôter une once de richesse et de profondeur. Interprétées pour l’essentiel en mode piano-voix (quelques arrangements furtifs rehaussant l’ensemble de-ci de-là), ces quatorze chansons brillent telles une bougie, chaude et frêle dans l’air du soir. Le titre de l’album évoque un entre-deux, un interstice glissé dans l’ordre des choses et c’est exactement ce qu’est ce disque : une respiration, un temps pour soi ou pour les autres, un moment béni d’intimité. Oh, tout cela ne dure pas très longtemps, guère plus d’une demi-heure mais c’est bien suffisant, tant ces chansons de peu de notes et de peu de mots vous froisseront joliment le cœur. Les notes passent, presque sans faire de bruit, les secondes suspendent un instant leur course, un souffle frôle notre échine, un ange passe… Paul Buchanan confirme ici qu’il fait partie de ces grands sculpteurs de silence : on pense à l’album solo de Mark Hollis bien sûr, à Chet Baker aussi parfois, au Lambchop de Damaged… Si l’ambiance est certes au recueillement, cette gravité n’est jamais plombante, juste éclatante comme la lucidité.
The buttons on your collar / The colour on your hair / I think I see you everywhere / I want to live forever / And watch you dancing in the air
Mid-air
Difficile de dégager un titre parmi l’excellence de l’ensemble et une écoute distraite risquerait de manquer les mille chatoiements qui illuminent ces morceaux. En fait, c’est comme si Buchanan exposait devant nous un bloc de musique et de silence et se contentait d’en changer subtilement l’éclairage pour en montrer les plis et les drapés, les creux et les bosses. On aurait tort aussi de se laisser bercer par l’apparente sérénité de ces morceaux car si tout est calme, rien de plus vivant que ces chansons, de plus rempli de fièvres mal calmées, de braises encore ardentes. Cette musique navigue en permanence entre l’émerveillement (Mid-air) et l’aspiration au renoncement, montrant un cœur à nu, dans son plus simple et touchant appareil. Quelque chose comme une tentation de l’effacement ne cesse de hanter le disque et l’on se demande après chaque note si une autre suivra. Cette attente constante crée une sorte de douce tension qui elle-même génère une beauté sans âge. On s’inclinera devant la magnificence de Cars in the garden, la quiétude de Newsroom ou le beau clair-obscur évanescent de I remember you. Buchanan se fait franchement bouleversant sur Buy a motor car, renouant avec le lyrisme grandiose du Blue Nile, tout comme sur l’instrumental Fin de siècle. Et c’est avec un After dark beau comme un murmure que Buchanan met un point final sublime à un disque qui ne l’est pas moins, disparaissant cette fois pour de bon dans une volute de fumée.
Life goes by / And you learn / How to watch / Your bridges burn
After dark
Buchanan est reparti depuis comme il est revenu. Il sortira sans doute de la brume dans quelques années, fidèle à lui-même ; nous pouvons aussi lui garantir notre fidélité.
Waouw. Je connaissais pas et je me repens, c’est superbe !