The Apartments No song no spell no madrigal (2015, Microcultures)
Je n’ai pas l’habitude de me faire le chroniqueur des dernières sorties ; j’aime plutôt prendre le temps de laisser infuser les albums avant d’avoir envie d’y revenir par écrit. Mais pour lui, je ferai une exception.
And him, with his history of heartaches / His history of blondes / The man who got along so well / Well he’s longing to let go now
No song, no spell, no madrigal
Mes fidèles lecteurs ont peut-être eu l’occasion de lire ici les compte-rendus des deux concerts de Peter Milton Walsh (l’homme derrière les Apartments) auxquels j’ai eu la chance d’assister depuis 2009. Ceux-là sauront donc que ce groupe (ou cet homme) fait partie de mon Panthéon personnel, de ceux dont la musique ne cesse de me suivre et de m’habiter depuis que j’ai eu l’heur de la découvrir, par la grâce de cinq albums naviguant entre le fantastique et l’époustouflant semés au gré d’un parcours erratique et magnifique. Familier des hiatus et des absences (7 ans entre son premier single et son premier LP, 8 entre celui-ci et le deuxième), Walsh avait démontré en remontant sur scène en 2009, 12 après son dernier album en date – grâce notamment au soutien sans faille de l’excellent Emmanuel Tellier – qu’il était encore capable de revenir à la surface quand tout aurait pu le porter à sombrer. Après le drame épouvantable de la perte de son fils en 1999, on aurait compris que le silence ait gagné la partie mais cet homme est décidément fait d’un bois sans égal. J’avouerai sans honte que mon impatience le disputait à une certaine perplexité à l’annonce d’un nouvel album des Apartments : les concerts de 2009 et 2012 étaient des moments intenses, uniques et beaux mais rien n’assurait que Walsh pourrait, après avoir encaissé tant de coups, trouver la force en lui de maintenir le niveau d’excellence et l’intensité qui habitaient sa musique. On ne lui en aurait pas voulu de toutes façons de faire un album passable ou simplement bon mais il faut croire que lui, l’homme des boulevards pluvieux et des adieux ne connaît rien d’autre que le sublime.
You will spend your life looking for some other town / Where the steps go up instead of down / Where the battle is won, instead of lost / Where the dream comes true but not at such a cost
Looking for another town
Car oui, No song no spell no madrigal est un chef-d’œuvre, un de plus, et il ne m’aura pas fallu deux ans d’écoute pour parvenir à cette évidente conclusion. Au-delà de la douleur et du chagrin partout présents mais jamais pesants, Walsh chante au fond ce qu’il a toujours chanté : la perte, les adieux, les espoirs évanouis mais la vie, la vie toujours recommencée, la force de rester debout, de continuer et de chanter comme on maintient la flamme, comme on garde la lumière allumée, parce qu’après tout, il n’y a rien d’autre à faire quand la nuit est là. Chanter contre le sommeil, contre l’abattement, contre soi et contre le sort, contre Dieu s’il existe (« Where’s the God in all of this ? ») ; chanter pour l’autre qui n’est plus là, pour ne pas oublier ou au contraire penser à autre chose, chanter pour soi, parce que la beauté peut après tout aider ; chanter par-delà la mort, comme Orphée cherchant Eurydice. Chanter aussi pour se savoir moins seul, accompagné par ceux qui jouent avec nous (ici les fidèles Wayne Connolly, Eliot Fish ou Amanda Brown par exemple) et ceux qui voudront bien nous écouter.
I carried you on my hip at first / I carried you on my shoulders / I carried you to a long black car / You will never get any older / Any older
Twenty one
Dès les notes de basse ouvrant No song, no spell, no madrigal le morceau, on sait que Peter Walsh n’a rien perdu de son génie. La chanson se déploie près de six minutes durant, mélange bouleversant de tension, d’inquiétude et d’abandon et les mots prononcés ici ne peuvent que frapper au cœur et nouer les tripes : « The rope, the pills, the gun, the knife / How many times gave up the fight ». Pas une once de pathos pourtant dans cette chanson taillée au couteau, juste la rage et l’impuissance et le sentiment inestimable de retrouver un ami précieux de retour après une longue absence, bien vivant, bouillant d’émotions mais les bagages un peu plus chargés, les traits un peu plus burinés. Walsh enfonce le clou et toutes nos défenses avec l’exceptionnel Looking for another town, renouant avec la veine plus orchestrée de A life full of farewells et se concluant par un incroyable et poignant crescendo à faire pleurer un ours. Les émotions fortes ne nous seront nulle part épargnées ici, tant l’absent habite presque chaque morceau mais Walsh s’y entend comme pas deux pour toujours faire jaillir la lumière de l’obscurité, faire briller les trottoirs sous la pluie à la lueur des réverbères. Le déchirant Twenty one brille bien sûr d’une aura particulière, déchirant hommage au fils disparu qu’on a du mal à écouter sans verser une larme (et même plus). The house that we once lived in et le conclusif Swap places serrent eux aussi la gorge mais là encore pas de hauts cris, juste la douleur sourde et retenue d’un homme qu’on a amputé d’une part de soi. La vie continue cependant et Walsh rappelle qu’il est un songwriter pop de haute tenue, sur le lumineux Please don’t say remember, qui semble repasser sur les pas de son précédent et merveilleux Breakdown in Vera Cruz de 1997 ou sur le presque entraînant September skies. La sérénité quasi bucolique de Black ribbon agit de son côté comme une éclaircie dans ce disque au ciel tourmenté, une pause bienvenue sur un trajet difficile.
Walk these same familiar streets / To get you back together / Piece by piece
September skies
Encore une fois, et comme toujours avec les Apartments, on sait qu’on tient ici des chansons dont on n’a pas fini de faire le tour, dont les clair-obscurs n’ont pas fini de nous hanter, embarcations frêles et pourtant si solides, ballottées par les vagues mais toujours au-dessus de la ligne de flottaison. Et dont la mélancolie lumineuse s’avère au final une inépuisable source d’espoir.