Nick Drake Bryter layter (1970, Island)
Au milieu de la brève et inestimable discographie de Nick Drake, j’ai longtemps quelque peu négligé les teintes lumineuses de Bryter layter, coincé entre la magnificence inégalée de Five leaves left et la beauté malade et bouleversante de Pink moon. Si ce disque ne représente pas autant à mes yeux que les deux autres chefs-d’œuvre de l’homme de Tamworth-in-Arden, il ne s’agit au final que de pinailler entre différents degrés d’excellence, tant les dix morceaux solaires de Bryter layter relèguent loin derrière eux l’essentiel de la production musicale passée et actuelle.
Stay indoors beneath the floors / Talk with neighbours only / The games you play make people say / You’re either weird or lonely / A city star won’t shine too far / On account of the way you are
At the chime of a city clock
Malgré ses qualités exceptionnelles, Five leaves left fut un échec commercial à peu près complet. Alors que les Stones en appelaient au sang (Let it bleed), que Led Zeppelin faisait rugir ses guitares turgescentes et que la dureté des luttes de l’époque semblait définitivement balayer les illusions hippies, la fine introspection de la musique de Nick Drake ne pouvait qu’apparaître décalée, déconnectée. La déconvenue de Five leaves left allait pousser Nick Drake et son producteur Joe Boyd à vouloir enregistrer quelque chose de plus gai, moins élégiaque, plus ouvert sur l’extérieur. Boyd requiert les services de Dave Mattacks et de Dave Pegg de Fairport Convention comme section rythmique et d’autres invités de haut vol viennent assister le solitaire Nick Drake : le fidèle Robert Kirby est de nouveau commis aux arrangements, Richard Thompson vient placer quelques notes de guitare sur Hazey Jane II tandis que John Cale joue sur plusieurs morceaux (quel casting quand même !).
Do you hope to find new ways / Of quenching your thirst? / Do you hope to find new ways of doing / Better than your worst?
Hazey Jane I
Même si Dave Pegg confiera que Drake demeurait la plupart du temps silencieux et à l’écart des autres musiciens, la réussite artistique est à peu près totale. Là où Five leaves left dessinait des paysages d’avril, quand la nature hésite encore entre les derniers givres et le soleil du printemps, Bryter layter apparaît résolument comme un disque de juin, radieux et éclatant. Drake ouvre toutes les fenêtres et par l’effet magique de la musique, l’auditeur aspire lui aussi un vivifiant bol d’air. L’album permet de surcroît de battre en brèche les clichés trop souvent accolés au génial Anglais : exit ici le petit prince mélancolique entonnant seul sur son promontoire ses chansons graves et tristes, Nick Drake sonne étonnamment « groovy » et se paie même un réjouissant exercice d’auto-dérision avec l’entraînant Poor boy et ses chœurs jazzy. Ces sonorités jazz se retrouvent sur l’épatant et sémillant Hazey Jane II, porté par les arpèges tourbillonnants de Richard Thompson et une section de cuivres en plein réchauffement mais aussi sur l’extraordinaire At the chime of a city clock, déambulation urbaine magistrale rehaussée par la tonalité bleutée d’un saxophone. La plupart des morceaux dégage une formidable impression de fluidité, la musique semblant véritablement couler de source, que ce soit sur les instrumentaux comme cette Introduction beau comme un lever de soleil ou sur l’époustouflant One of these things first qui dévale comme une rivière pure sur son lit de cailloux. Sur Fly, Nick Drake pose sa voix blanche sur l’atmosphère baroque créé par le clavecin de John Cale et c’est toujours Cale qu’on retrouve – derrière l’orgue cette fois-ci – pour sublimer s’il en était besoin un Northern sky rayonnant.
I could have been a whistle / Could have been a flute / A real live giver / Could have been a boot / I could have been a signpost / Could have been a clock / As simple as a kettle / Steady as a rock
One of these things first
Si la musique évolue dans des tonalités éminemment allègres, la personnalité tourmentée de Nick Drake ne cesse par ailleurs jamais d’affleurer au fil du disque. Les paroles (souvent remarquables de poésie) laissent transparaître un continuel malaise, une solitude, une étrangeté au monde résumé par ce vers tiré de Fly : « Please, give me a second face »… Tel est l’éternel paradoxe de ce fascinant personnage, jamais à sa place, à côté de ses pompes (comme le représente littéralement la pochette de l’album) ou tournant le dos au monde, et dont le désir d’absence se lit dans la musique la plus présente qui soit.