Couper-coller
Beck Odelay (1996, Geffen)
Après Mellow gold (1994) et la bombe Loser, puis l’exceptionnel One foot in the grave (1994), nous étions quelques-uns en 1996 à attendre impatiemment la suite des aventures du surdoué blondinet. A vrai dire, on commençait presque à s’inquiéter : après trois albums en un an – dont deux majeurs – , le garçon ne donnait plus de nouvelles discographiques depuis près de 2 ans et on craignait que le poids des attentes n’ait finalement pesé trop lourd sur ses frêles épaules de blanc-bec angeleno. On avait bien tort de se faire du mouron car Odelay allait confirmer l’évidence : ce type-là marchait alors sur l’eau, dégainant avec une facilité ébouriffante des morceaux mutants emplis chacun d’une inspiration suffisante pour nourrir une discographie entière. 20 ans après (à peu de choses près), Odelay demeure un vrai chef-d’œuvre, sans aucun doute le zénith de son auteur (ce qu’on n’aurait pour le coup pas forcément prévu à l’époque).
Somethin’s wrong cause my mind is fading / And everywhere I look there’s a dead end waiting / Temperature’s dropping at the rotten oasis / Stealing kisses from the leprous faces
Devils haircut
Avec Odelay, Beck poursuit le chantier de décloisonnement des musiques américaines (mais pas que…) entrepris sur ses 3 premiers opus, notamment Mellow gold. Mais alors que ce dernier se rattachait assez largement encore à l’indie-rock, Odelay s’en émancipe nettement. S’adjoignant les services des brillants Dust Brothers à la production (vus et entendus notamment aux côtés des Beastie Boys), disposant de moyens confortables et de la liberté procurée par le succès de Loser, Beck prend ses aises, part dans tous les sens, ventile, disperse, éparpille… Le long de ces treize morceaux, le jeune homme mêle dans sa marmite fumante hip-hop, funk, soul, punk, garage, hardcore, blues, folk, musiques orientales, j’en passe et des meilleures. L’auditeur attentif pourra même croiser un sample de Schubert sur High 5 (rock the Catskills). Sans doute inspiré par les collages que son grand-père Al Hansen réalisait en tant que membre du collectif Fluxus, Beck emprunte à chaque genre pour bâtir ses chansons, seulement guidé par le plaisir de voir naître sous ses yeux des constructions inédites. Avec les Dust Brothers, Beck déniche de stimulants partenaires de jeu, les trois lurons s’employant à sampler les disques qu’ils écoutent dans la journée ou les riffs joués par Beck et qui constituent le plus souvent la trame des morceaux. Cette émulation et cette joie exsudent de chaque titre et les poussent vers une débauche d’idées et de trouvailles sonores. Et le garçon et ses acolytes se révèlent suffisamment intelligents pour éviter la surcharge, le tout s’enchaînant avec une fluidité assez redoutable ; et de ce déluge d’effets ressortent des chansons de tout premier ordre, souples, entraînantes, sexy, mélancoliques ou décapantes.
It takes a backwash man to sing a backwash song / Like a frying pan when the fire’s gone / Driving my pig while the bear’s taking pictures in the grass / In my radio smashed
Hotwax
Que retenir de ces cinquante minutes de groove et de folie ? Dès l’introductif Devil’s haircut, Beck croise le riff et la section rythmique de deux vieux morceaux de Them pour produire un drôle de funk mutant. Hotwax entremêle un riff blues et une scansion rap, un peu comme sur Loser, un joint aux lèvres et un sourire béat sur le visage. Je pourrais passer en revue chaque morceau, tant chacun regorge d’idées, de gimmicks, de mélodies : les claviers enfiévrés de Where it’s at ?, l’élasticité sidérante de Lord only knows, le groove démoniaque de Sissyneck, le bourdon abattu tombant sur Ramshackles (ballade composé suite au décès du grand-père de Beck en 1995), le grand n’importe quoi de High 5 (rock the Catskills). Je n’oublierai pas la douce mélancolie lunaire du superbe Jack-ass, ballade magnifique que l’olibrius ne manque pas de faire partir en vrille en fin de parcours en la ponctuant de braiments d’âne. Les paroles absurdement poétiques ajoutent encore au charme irrésistible de l’ensemble. A propos des paroles, Beck confiera plus tard que la plupart d’entre elles était des scratch lyrics, ces textes qu’on place sur une mélodie en attendant de trouver les mots définitifs, et qu’elles n’avaient donc à proprement parler aucun sens, seulement celui qu’on voudrait bien y projeter.
When I wake up someone will sweep up my lazy bones / And we will rise in the cool of the evening /I remember the way that you smiled / When the gravity shackles were wild / And something is vacant when I think it’s all beginning (Jack-ass)
Je me suis replongé récemment dans la discographie beckienne que – j’avoue – j’avais négligé après la sortie du joli mais somnolent Sea change de 2002. Si le bonhomme n’a pas perdu tous ses moyens, force est de constater qu’il n’a jamais retrouvé sur la durée d’un disque le même état de grâce, cette sorte d’insouciance géniale, cet art exquis de la dispersion et du couper-coller. Sa musique demeure cependant suffisamment intéressante pour qu’on y revienne un jour.
5 réponses
[…] Beck Devils haircut [1996, sur l’album Odelay] […]
[…] qu’on n’était jamais déçu. Deux ans après l’avènement représenté par Odelay, Beck annonçait un disque de transition, enregistré en deux petites semaines avec son groupe de […]
[…] Ce même fil conducteur viendra électriser la somptueuse réussite de son prodigieux Odelay de 1996, mais ce One foot in the grave reste à coup sûr le disque le plus touchant du songwriter […]
[…] en accord avec son contenu. Grâce à la production des Dust Brothers (déjà aux manettes pour le Odelay de Beck, entre autres) et au talent de compositeur de Mark Oliver Everett alias E – Eels à […]
[…] Beck confirmera deux ans plus tard tout son potentiel avec l’ébouriffant Odelay, sans doute son acmé créatif. En 1998, ce sera le toujours réussi Mutations puis l’année […]