The beautiful South… and other songs
Nino Ferrer Nino and Radiah (1974, CBS)
En 1973, et comme depuis le début de sa carrière au mitan des années 60, Nino Ferrer se trouve un peu le cul entre deux chaises. Profondément frustré par son image de chanteur rigolo – qui lui valut pourtant ses plus grands succès (Les cornichons, Le téléfon, etc.) et son confort matériel – , il cherche depuis déjà plusieurs années à décoller cette étiquette qu’il méprise, à réaliser ses ambitions musicales et ainsi faire partager son goût pour le jazz, le rhythm ‘n’ blues ou le rock progressif. Sentimentalement, Nino Ferrer se trouve aussi si j’ose dire “le cul entre deux femmes”, partageant alors sa vie et sa maison de Rueil-Malmaison avec son épouse Jacqueline et la sculpturale Radiah Frye. C’est dans cette maison d’inspiration coloniale acquise en 1968 qu’il compose une ballade bucolique, mêlant des souvenirs de son enfance en Nouvelle-Calédonie à des moments de sérénité saisis dans sa vie d’alors. Sa relation amoureuse et artistique avec Radiah Frye (ou son inspiration du moment, allez savoir) l’incite à écrire cette chanson en anglais. Il l’intitule South et la présente à son label, Barclay, mais celui-ci refuse et demande des chansons en français. La brouille est consommée et Ferrer est recueilli chez CBS qui lui permet d’enregistrer le disque qu’il a dans la tête, ce Nino and Radiah qui nous occupe aujourd’hui.
You say tomorrow is another day / I think the gloom will never go away / And what else can you say / There’s nothing to do / There’s no place to go
Hot Toddy
Si vous ne connaissez que les tubes de Nino Ferrer, l’écoute de cet album remarquable risque de vous surprendre. Très attaché depuis toujours à produire des albums cohérents, avec une forte unité stylistique, Ferrer cuisine ici un étonnant brouet, fumant et nourrissant, mêlant blues, folk, rock progressif, rhythm ‘n’ blues, soul et gospel. Chaque chanson est partagée avec Radiah (qui s’affiche – et de quelle manière – sur la pochette), leurs deux voix évoluant sans cesse en parallèle et épiçant l’ensemble d’une louche de sensualité et d’une pincée d’élévation. Les morceaux naviguent entre décontraction sereine, hédonisme chaud et l’expression d’un sourd malaise, de la colère narquoise de Vomitation à la solitude inquiète de Hot Toddy. Les cuivres soufflent un vent fiévreux sur la plupart des titres et Ferrer prend le temps de développer ses idées en lourdes volutes, dépassant à plusieurs reprises les 5 minutes par morceau (et même 8 pour Hot Toddy).
Masturbation / Will give you a thrill / The more you beat it / The more you feel / The more you feel it / The better you like
Vomitation
Le disque s’ouvre sur ce South sus-mentionné, qui deviendra bientôt Le Sud et offrira à son auteur son plus grand succès. Mais avant de revenir à cet arbre, vénérable et feuillu, ne négligeons pas la forêt car Nino and Radiah regorge de plaisirs brûlants et capiteux. C’est par exemple le rhythm ‘n’ blues rouge vermillon de Moses et ses poussées de cuivre qui lui mettent le feu au derrière, ou bien ce Mint Julep revigorant, que Nino Ferrer écluse sur son rocking-chair en regardant son petit monde s’agiter autour de lui. Plus essentiels encore, on retiendra les formidables Hot Toddy et Looking for you, genres de folk-rock psychédéliques s’élevant en tourbillons, sortes d’équivalent (toutes proportions gardées mais quand même) aux vertiges hallucinés livrés la même année par Gene Clark sur son immense No other. On appréciera aussi le swing robuste de Vomitation, morceau plein de morgue et d’ironie sur lequel il sera question aussi bien de vomi que de masturbation. C’est d’ailleurs ce côté un peu “sale gosse” qu’on aime chez Ferrer, ce mélange d’indiscipline et de naïveté, entre le doux rêveur et le chien fou, et qui lui fait vouloir sur New York aller voir du côté de la Grosse Pomme si on y trouve vraiment des alligators dans les égouts.
Got to go to New York / See those alligators / Living together in the sewer / Got to find out if it’s true (New York)
New York
Nino Ferrer adaptera finalement son South en français, qui devint donc Le Sud et se vendit à plus d’un million d’exemplaires en 1975. Barclay (pas gêné) rééditera l’album en 1991 en y ajoutant Le Sud en guise de dernière piste. Le succès du morceau fut une nouvelle source d’amertume pour Nino Ferrer, éternel insatisfait, qui jugeait la chanson inaboutie et qui regrettait surtout qu’un tube vienne éclipser une fois de plus un album auquel il tenait.