L’État de grâce
Sufjan Stevens Greetings from Michigan : the Great Lake state (2003, Rough Trade)
Originaire de Detroit, Michigan, le jeune Sufjan Stevens fourbit ses premières armes discographiques à la fin des années 1990 au sein d’un premier groupe d’obédience folk-rock, Marzuki (dont je ne connais rien), dénommé d’après le prénom de son frère marathonien et dans lequel il joue notamment aux côtés de sa sœur. Multi-instrumentiste de talent (il joue de près d’une vingtaine d’instruments différents), il accompagne également occasionnellement la troupe de la Danielson Famile. Il embrasse finalement une carrière solo au tournant du siècle et fait paraître un premier album en 2000, A sun came, drôle de patchwork mêlant une multitude de styles (de la musique orientale au folklore celtique), exercice disparate et brouillon, tantôt brillant, tantôt inaudible. Cet album est suivi d’un deuxième que je ne connais pas, Enjoy your rabbit. Et c’est ce troisième opus qui va véritablement révéler l’exceptionnel talent du bonhomme à la face du monde – et ce, de quelle manière.
Since the 1st of June / Lost my job and lost my room / I pretend to try / Even if I tried alone
Flint (for the unemployed and underpaid)
Avec ce disque majuscule, l’Américain dévoilait une folle ambition et apparaissait amplement à la hauteur de celle-ci. Sur la durée d’un album fleuve – 15 titres et 66 minutes – Sufjan Stevens entreprenait rien moins que de dresser le portrait de son État natal, le Michigan, annonçant par ailleurs vouloir réaliser en suivant un projet musical pour chacun des 50 États américains (ce qu’on dénommera son « 50 States project »). Tout cela ne serait qu’anecdotique ou gentiment farfelu si le résultat n’était pas d’un tel niveau. Entouré de membres de la Danielson Famile et jouant lui-même d’une bonne quinzaine d’instruments (du banjo au hautbois, de la guitare au piano), Sufjan Stevens plaçait ici le Michigan à une encablure du Paradis, à la seule force de son talent et de son imagination.
Sleeping on Lake Michigan / Factories and marching bands / Lose our clothes in summer time / Lose ourselves to lose our minds
Holland
Le long de ces 15 titres, Stevens alterne des plages dépouillées, dont la sobriété de l’instrumentation (piano/trompette – piano/banjo) ne fait que rehausser les beautés et pièces pop étincelantes, sortes de tourbillons célestes en ascension perpétuelle, empruntant aussi bien aux musiques répétitives qu’aux plus belles réalisations des meilleurs orfèvres pop ou du songwriting de Broadway. Ces chansons proprement inouïes, bâties d’un entrelacs savant de phrases musicales qui se répètent et tournoient, provoqueront les plus délicieuses des atteintes sensorielles. Et je mets au défi l’auditeur de ne pas voir scintiller devant lui un nuage d’étoiles filantes ou clignoter de féeriques lucioles à l’écoute de ces All good naysayers, speak up ! or forever hold your peace ! (oui, le garçon a le goût pour les titres improbables et à rallonge), Detroit, lift up your weary head ! (rebuild ! restore ! reconsider !) ou They also mourn who do not wear black (for the homeless in Muskegon). Et non seulement la qualité musicale de l’album se révèle époustouflante, mais encore le bonhomme parvient à relever son défi de donner à voir et à entendre les contours de son Michigan natal. Entre visions panoramiques (les titres cités ci-dessus) et gros plans intimes (Romulus, ou le magnifique Flint introductif), Stevens montre aussi bien les industries en crise (Flint) et les grands espaces sauvages, la vie des gens de peu et les beautés de la nature. A la fois chant panthéiste visité par Dieu lui-même et chronique intime d’un État aux mille tensions frappé de plein fouet par la désindustrialisation, Michigan dresse aussi le portrait d’un musicien multiple, lui aussi en proie à des interrogations existentielles, amoureuses ou mystiques. Le tout est encore rendu plus fascinant par la voix unique de Stevens, ce chant doux et ébréché, tantôt agissant comme un baume ou une consolation, tantôt se fissurant pour laisser entrevoir une bouleversante fragilité – la sienne ou la nôtre ? les deux sans doute. On pourra juste reprocher à l’auteur quelques longueurs, certains titres s’étirant parfois au-delà du nécessaire (du moins à nos yeux).
We saw her once last fall / Our grandpa died in a hospital gown / She didn’t seem to care / She smoked in her room and colored her hair / And I was ashamed of her (Romulus)
Romulus
Avec Michigan, Sufjan Stevens réalisait un disque monde d’une richesse inépuisable, que je n’ai certes pas fini d’explorer tant ses paysages se révèlent divers et changeants. Ceux (comme moi) qui ne connaissent pas le Michigan en font désormais un territoire fantasmé, les autres pourront s’amuser à comparer leurs connaissances des lieux avec ce qu’en fait l’artiste. Avec cet album, Stevens s’imposait comme un songwriter de premier plan, une voix qui compte sur la scène musicale actuelle. Cette position allait encore s’affermir par la suite, notamment avec Illinoise (2005), deuxième volet de son « 50 States project » depuis lors remisé, mais qui réussira l’exploit de surpasser ce pourtant si imposant Michigan. Et je ne parle pas de la suite, de ce The age of adz (2010) de tête brûlée que je commence simplement à appréhender. Bref, on n’en a pas fini avec Sufjan Stevens, loin de là…