Les grands espaces
Alain Bashung Chatterton (1994, Barclay)
En rédigeant la semaine dernière mon billet consacré à Osez Joséphine, je n’avais aucune intention de marquer d’une quelconque manière l’anniversaire de la mort de Bashung, ne m’étant absolument pas rendu compte que celle-ci remontait à déjà 5 ans (Dieu que tout passe vite). Et j’avais déjà projeté d’enchaîner avec Chatterton, j’espère donc que mes lecteurs et lectrices ne me taxeront pas d’opportunisme.
Que n’ai-je pris l’Everest / Pour une aspérité / Sommé l’amour et le reste / De s’entrelacer à jamais / Que n’ai-je visé / Que n’ai-je été stupide / Au point de succomber
Que n’ai-je
Osez Joséphine constituait pour Bashung un formidable retour en haut de l’affiche, notamment après l’échec commercial de Novice. Il lui faudra trois ans pour donner corps à son successeur et à l’écoute de celui-ci, on imagine la tête des directeurs de son label s’ils s’attendaient à poursuivre l’exploitation de leur juteux filon. Car si Osez Joséphine et ses fantasmes américains se jouaient en plein soleil, la température baisse ici de plusieurs degrés. Heureusement, le seul tube potentiel du disque – Ma petite entreprise – décrochera la timbale et assurera le succès commercial de l’album.
Flottez hippocampes / Droit comme des i / Laissez-vous porter par l’extrême obligeance / Faites fi de la géographie / Des petits ensembles / Des grands amphis
A Ostende
Alors que sur Osez Joséphine, Bashung semblait faire le point sur son héritage musical, il semble ici entamer une exploration qui le mènera à aborder des terra incognita quelques années plus tard. Sur les douze morceaux qui constituent l’album, Bashung s’éloigne de ce que j’appelais sa “base américaine” pour attaquer les grands espaces ; pas tant les grands espaces de l’Ouest américain cependant (enfin, un peu quand même), bien plutôt des zones plus nébuleuses ou les étendues glaciales des territoires polaires, dans l’esprit des productions de Brian Eno. Comme à son habitude, il s’entoure d’une fine équipe de collaborateurs, du trompettiste Stéphane Belmondo aux guitaristes Sonny Landreth (déjà là sur Osez Joséphine), Marc Ribot et Link Wray, sans oublier son comparse Jean Fauque aux paroles.
J’passe de sas en sas / Et mes visites s’espacent / Des ombres s’échinent à me chercher des noises / Le plus clair de mon temps dans la chambre noire / De l’étuve au blizzard / Des coups de lattes / Un baiser
J’passe pour une caravane
L’introductif A perte de vue conduit d’entrée l’auditeur au bord de l’égarement sur des banquises désertiques (“A perte de vue, des lacs gelés”) et annonce la tonalité atmosphérique de l’album. Le disque s’avère plutôt sombre, et l’inquiétude se niche aussi bien dans les rythmiques saccadées d’ Elvire que dans le chant tordu du malade Un âne plane. Bashung place ici ou là des airs moins tourmentés telles les sonorités reggae de Ma petite entreprise (métaphore sexuelle bien plus qu’économique, est-il utile de le préciser) ou les arpèges voyageurs d’ A Ostende. Le bonhomme livre également un J’passe une caravane à l’élégance tuante, portée par la grâce d’une steel-guitar toute en mélancolie distante. Mais le meilleur morceau du disque est sans doute cet extraordinaire L’apiculteur, à la profondeur de champ fascinante et qui trace de somptueuses lignes de fuite, pointant vers un ailleurs inquiétant et sublime.
D’heure en heure / L’apiculteur se meurt / Il a eu son heure / Il a fait son beurre / Api apiculteur
L’apiculteur
Comme je l’indiquais la semaine dernière, après Osez Joséphine, Chatterton peut lui aussi se regarder avec le recul comme une étape de plus dans la trajectoire ascensionnelle mais cabossée de son auteur. L’album demeure un Bashung d’un très bon cru, mais pêche encore un peu aux entournures, par sa trop grande uniformité de ton notamment. L’homme donnera bientôt – enfin 4 ans après – sa pleine mesure.
1 réponse
[…] titre était déjà pris. Fascinante conclusion de ce disque de grands espaces gelés qu’est Chatterton, L’apiculteur use plusieurs guitaristes pour tracer de somptueuses lignes de fuite dans le […]