Point de vue, images du monde
Stevie Wonder Innervisions (1973, Motown)
Jusqu’à la récente découverte de cet Innervisions, mon appréciation de l’œuvre de Stevie Wonder était plutôt mitigée. Je reconnaissais au bonhomme d’indéniables réussites, mais même ses albums les plus réputés – de Talking book à Songs in the key of life – suscitaient chez moi certaines réserves et ne parvenaient pas à me convaincre entièrement. Innervisions lève haut la main ces réticences.
En 1973, Stevie Wonder est majeur depuis seulement deux ans. Le petit prodige aveugle exhibé par la Motown depuis ses onze ans a décidé de reprendre sa carrière en mains. A sa majorité, il impose ainsi au boss Berry Gordy un contrat unique, lui laissant le contrôle artistique et financier total sur ses propres sociétés d’édition et de production, au sein même de la maison-mère. Le multi-instrumentiste surdoué se mue peu à peu en songwriter de premier plan. Sa découverte des possibilités offertes par le synthétiseur agit comme un révélateur. Après Music of my mind, Talking book marque une première étape sur la voie de l’épanouissement musical de l’ex- “Little Stevie”, le phénoménal Superstition constituant un premier acmé mémorable. Innervisions enfonce le clou.
Avec les neuf titres de cet album, Stevie Wonder franchit un nouveau cap musical en même temps qu’il confronte son art aux remous de son époque. Non content d’endosser avec une souplesse de chat différentes formes musicales (du funk aux musiques latines), Stevie Wonder délivre au fil de ses chansons un commentaire sans équivoque sur la situation sociale de l’Amérique de l’époque. Le funk rageur et fiévreux de Living for the city dresse un constat sombre et lucide sur la situation des Noirs dans la société américaine, tandis que le conclusif He’s Misstra Know-it-all brosse un portrait au vitriol du président Nixon. Sur Higher ground, les synthés de Wonder semblent entrer en fusion pour s’évaporer en étincelles brûlantes, le morceau en lui-même abordant la réincarnation. Cette connotation mystique se retrouve sur Jesus children of America qui dessine un étonnant décor aérien pour traiter de méditation transcendantale. Mais le merveilleux Stevie n’oublie pas pour autant des préoccupations plus terrestres, l’emballant Don’t you worry ’bout a thing vibrant d’une sensualité toute latine tandis que la suavité de Golden lady est une invitation à des plaisirs plus charnels (“Golden lady / I’d like to go there”). On n’oubliera pas de mentionner la ballade Visions, cathédrale flottante bâtie sur du vent pour accueillir une prière désespérée. Même le sirupeux All in love is fair parvient à ne pas tomber tout à fait dans l’excès de guimauve qui enrobe souvent les ballades du bonhomme.
S’il ne trône pas tout à fait aux côtés des chefs-d’œuvre de Marvin Gaye ou de Curtis Mayfield dans mon Panthéon personnel, cet Innervisions constitue une porte d’entrée de choix dans l’univers de Stevie Wonder. Il me donne en tous cas envie de me pencher de nouveau sur Songs in the key of life et d’approfondir ma connaissance de sa discographie.