La renaissance
Neneh Cherry Blank project (2014, Smalltown Supersound)
Pendant très longtemps, j’avoue être passé consciencieusement à côté de la musique de Neneh Cherry. Alors que la jeune femme se révélait avec Raw like sushi à la fin des années 1980, mes oreilles d’ado n’avaient guère d’appétence pour ces nouvelles sonorités hip-hop que découvrait le grand public. Quelques années plus tard, le carton de l’album Man, porté par les tubes 7 seconds et Woman, ne trouvait pas plus d’écho à mes yeux, tout occupé alors à plonger tête la première dans l’indie-rock anglo-saxon. Ma culture musicale s’élargissant au fil des ans, Neneh Cherry traversa plusieurs fois mes radars de loin en loin, ne serait-ce que pour le rôle fondamental qu’elle joua dans la gestation du prodigieux Blue lines de Massive Attack. C’est finalement par la grâce de son tout dernier album en date, le formidable Broken politics paru il y a à peine deux ans, que j’ai fini par céder et reconnaître tout le talent de la Suédoise. Et de fil en aiguille, j’en vins à me pencher avec bonheur sur ce Blank project de 2014.
To the fickle let it drop, we have the power to sustain / Like the motor needs the food to bring real power to our brain / Now we bought it back, so let me make it plain / Since our mother’s gone, it always seems to rain
Across the water
A l’échelle de la carrière de la dame, c’est peu dire que Blank project constitue un disque marquant, venant rompre dix-huit ans de silence discographique – en tout cas sous son nom. En effet, loin de capitaliser sur le succès mondial de Man, Neneh Cherry choisit au contraire de se mettre en retrait en s’éclipsant du côté de Stockholm pour se consacrer à sa vie de famille. La musicienne refait surface discrètement au sein du groupe CirKus durant les années 2000 mais le choc de la disparition de sa mère la conduit à revenir à la musique pour évacuer la noirceur et la tristesse nées de cette grande douleur. Ce sera d’abord en s’associant au groupe The Thing pour un album de reprises en mode free-jazz, The Cherry thing en 2012, puis ce sera le retour en solo avec ce très réussi Blank project. Assistée du duo anglais RocketNumberNine, de la figure de la scène électro Kieran Hebden (alias Four Tet) et de son indispensable mari, Cameron McVey, Neneh Cherry signait ici un come-back magistral, tranchant et inventif, percutant et inspiré.
I’m superstitious spit three times over my shoulder / I hit the ground hard / It’s you, I’m addicted to you / I got the fever in me
Spit three times
Blank project s’ouvre sur un Across the water tout de dépouillement recueilli, sur lequel une rythmique étique accompagne tel un battement de cœur le chant empli de gravité de miss Cherry. Cette superbe entrée en matière annonce aussi bien les teintes gris-bleu et l’atmosphère plutôt sombre qui recouvrent le reste de l’album que la place prépondérante accordée aux percussions, tantôt déchaînées, tantôt retenues. Sur ces structures rythmiques mouvantes et abrasives, Neneh Cherry déploie tout du long de ces dix titres des textures changeantes, empruntant tour à tour au trip-hop, au jazz, à la pop ou à l’électro, en démontrant suffisamment d’intelligence pour rassembler ces éléments composites en un tout cohérent, tenu ensemble par la grâce d’une voix polymorphe, alternant caresses et coups de griffes. Outre le titre inaugural, on retiendra de ce fascinant assemblage la frénésie bagarreuse de l’épatant Blank project, qui vient tailler des croupières au Volta de Björk. On s’arrêtera un instant dans les paysages enfumés de l’entêtant Spit three times avant de se laisser saisir au col par les gerbes électro-punk projetées par un Weightless bouillonnant. 422 marque une magnifique halte en suspension, baigné de lumière inquiète avant que Neneh Cherry n’embarque avec un plaisir évident la jeune star Robyn pour un Out of the black roboratif, tube en puissance parsemé de chausse-trapes et d’interférences. L’album se conclut par un Everything dans la droite ligne du morceau initial, sur lequel là encore l’économie de moyens ne nuit en rien à la force de percussion.
When the doubt has finally spread / The will is getting off our heads / When they have taken all they can / Then this will be the end of man
422
Avec ce Blank project très réussi, affirmant de par son titre même cette volonté de repartir à zéro, d’aller de l’avant et de ne pas se retourner, Neneh Cherry accomplissait un come-back de toute beauté, en forte tête bien plus préoccupée de sculpter la matière musicale pour informer ses tourments intérieurs que de céder à la nostalgie de ses anciens triomphes. La dame confirmera au centuple l’excellence de sa forme artistique avec le fantastique Broken politics, plusieurs niveaux encore au-dessus de ce pourtant très bon Blank project.
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[…] suédoise réussit en effet un retour aux affaires bluffant, d’abord avec le remarquable Blank project en 2014 puis avec ce formidable Broken politics de 2018. Premier single envoyé en éclaireur de […]