Nuit et brouillard
The Cure Seventeen seconds (1980, Elektra)
L’avantage de parler d’un groupe comme The Cure, c’est qu’il n’est point nécessaire de faire les présentations, même si j’ai du mal à me rendre compte de l’impact que peut encore avoir la bande à Robert Smith sur le public d’aujourd’hui. Son influence n’a cessé en tout cas d’innerver la musique des trente dernières années, de Massive Attack à Placebo, de Bloc Party à Tricky.
J’avoue n’avoir jamais fait partie de la confrérie des « curistes », encore moins des corbeaux, et personne ne m’a vu peindre mes yeux de khôl, vêtu de noir et le cheveu en pétard. Si je connaissais bien évidemment les tubes semés par le groupe au fil des ans (Boys don’t cry, Close to me, Just like heaven, etc.), je ne connaissais que ceux-ci et je n’ai commencé à me pencher sérieusement sur la discographie du groupe de Crawley qu’après l’écoute de leur émouvant Bloodflowers paru au début de ce siècle.
Écouter les premiers albums de Cure , c’est assister à un fascinant périple, où comment un honnête groupe émergeant – comme tant d’autres, Joy Division ou Magazine en tête – des cendres fumantes du punk anglais, pénètre peu à peu un univers de nuit et de brouillard d’où il ramènera le feu du diable, sous la houlette d’un jeune capitaine fiévreux et tourmenté. Un an à peine après la pop-punk énergique et balbutiante de Three imaginary boys, Seventeen seconds marque l’entrée de Cure dans un tout autre territoire, désertique et désolé. Stabilisé autour d’un nouveau line-up avec l’arrivée du bassiste Simon Gallup et de Mathieu Hartley aux claviers pour épauler Robert Smith et Lol Tolhurst, The Cure dresse autour de sa musique un étonnant voile gris, semblant désormais s’éloigner peu à peu de l’auditeur au fur et à mesure qu’il joue. Le chant de Robert Smith se fait parfois écho lointain, et les chansons se déploient le plus souvent hors de la structure couplet/refrain pour adopter des contours flous, proches des paysages parcourus par Bowie et Eno quelques mois auparavant.
Cette musique pâle et tremblée porte sur ses frêles épaules tous les doutes et les angoisses de Robert Smith, le jeune homme exprimant dans ses textes tout son mal-être existentiel, ce malaise face aux autres et cette sensation d’isolement qui semble l’enfermer, et préférant édifier sa propre prison plutôt que d’habiter celle que lui offre le monde. Et l’amour apparaît davantage comme une cruelle impasse que comme une possible échappatoire. Ainsi, sur le superbe M – M comme Mary Poole, la future femme de Smith – résonne ce refrain sans espoir: « You’ll fall in love with somebody else tonight ». Le disque est bien évidemment marqué par l’emblématique A forest, tube paranoïaque et course haletante au cœur de la nuit noire, entourée d’ombres menaçantes qui se dessinent à la lumière de la lune. Seventeen seconds s’extrait peu à peu de l’univers pop – ou plutôt en propose une relecture teintée de gris, comme sur le tube Play for today. Scandé d’interludes instrumentaux délavés, le disque atteint ses plus hauts sommets avec les hypnotiques Secrets, At night ou Seventeen seconds, sur lesquels la guitare claire-obscure de Smith et les lignes de basse de Gallup se font écho ad libitum, comme on ressasserait au fond de soi d’insolubles questions et d’entêtants tourments. Des papillons noirs volètent de-ci de-là, le froid nous serre le cœur et le final de Seventeen seconds résonne dans nos oreilles comme une obsédante litanie.
La beauté glacée de cette flamme vacillante tendra un miroir aux angoisses de milliers (de millions?) de jeunes gens, qui trouveront dans l’exutoire recherché pour lui-même par Robert Smith une expression de leur mal-être au monde. The Cure s’enfoncera plus en avant dans les ténèbres avec les paysages pétrifiés de Faith puis le rejet du monde et le dégoût de soi portés par le groupe exploseront dans la rage indicible de l’effarant Pornography. Sévèrement secoué par ce parcours brûlant, rompant de toutes parts, The Cure se brisera pour mieux renaître ailleurs, foulant des terres plus hospitalières pour décrocher le succès que l’on sait. Mais c’est une autre histoire…
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[…] an à peine après les premiers frimas recouvrant Seventeen seconds, The Cure allait faire descendre la température d’encore plusieurs degrés avec ce […]