Série noire pour nuits blanches
Tom Waits Foreign affairs (1977, Asylum Records)
Small change allait permettre à Tom Waits de doubler une reconnaissance critique toujours plus affirmée d’un succès public grandissant, l’album se frayant un chemin jusqu’au top 100 du hit-parade américain. Après la traditionnelle tournée organisée dans la foulée du disque, le retour à Los Angeles allait s’avérer quelque peu perturbé pour le chanteur à la voix de rocaille. Harcelé quelques semaines par une fan dérangée, impliqué dans une rixe nocturne alcoolisée avec des policiers, le bonhomme finit par trouver le temps d’entrer en studio durant l’été pour enregistrer son cinquième album.
And Muriel I see you / On a Saturday night / In a penny arcade / With your hair tied back / And the diamond twinkle / Is in your eye / Is the only wedding ring that I’ll buy you
Muriel
Si on peut imaginer que le côté iconoclaste du Californien pouvait le conduire à éprouver une réelle sympathie pour les secousses sismiques générées alors par la vague punk, force est de constater que Tom Waits demeure ici fermement ancré à son pré carré le long de ce Foreign affairs. Dans la droite ligne de ses albums précédents, Waits continue de jouer des ambiances de piano-bar, naviguant entre ballades sentimentales enfumées aux teintes jazzy et soliloques nourris au whisky et aux écrits de la Beat Generation. Pour relever encore ces inflexions rétro, Waits demande à son fidèle producteur, Bones Howe, de concocter pour ces chansons une atmosphère de film noir. Ce décor à la Raymond Chandler est parfaitement illustré par la pochette (magnifique), sur laquelle Waits pose en malfrat qu’on présume en cavale, une femme fatale à demi-cachée dans la pénombre lui tendant un passeport. On soulignera que ce portrait fut réalisé par le photographe George Hurrell, fameux portraitiste du glamour hollywoodien des années 1930-1940.
Your life’s a dime store novel / This town is full of guys like you / And you’re looking for someone to take the place of her / You must be reading my mail / And you’re bitter cause he left you / That’s why you’re drinking in this bar / Well only suckers fall in love with perfect strangers
I never talk to strangers
Stylistiquement, Foreign affairs se situe donc dans la continuité de Small change et de Nighthawks at the diner. Les chansons sont toujours peuplées d’une faune urbaine noctambule, faite de petits malfrats, de quidams en goguette, d’amoureux éplorés et d’alcooliques, tout un petit monde arpentant les trottoirs grisâtres et s’accoudant aux comptoirs des bars de nuit. On y écoute les histoires d’indics en quête de confidences (Potter’s field) ou les souvenirs d’une cavale terminée dans un bruit de tôle froissée (Burma-shave). Le piano de Waits nous guide à travers ces images en noir et blanc, tantôt sentimental, tantôt goguenard, parfois les deux à la fois. Arrangements de cuivres et cordes viennent faire le contrepoint au besoin, pour faire mousser l’ensemble ou tracer des lignes de fuite volatiles comme des nuages de fumée sous les néons. Pourtant, l’album peine à convaincre vraiment sur la durée. Dans ce monde en noir et blanc, la monochromie l’emporte trop souvent sur le contraste. Même si tout cela est rarement désagréable, on s’assoupit plus qu’on ne s’emballe, comme si on avait déjà écouté ces chansons, déjà entendu ces histoires. Alors on retiendra le duo charmant avec Bette Midler, ce I never talk to strangers romantique et mutin à souhait. Le swing de Jack & Neal / California, here I come est assez entraînant et Muriel est une ballade sentimentale étoilée de fort belle facture. Barber shop et A sight for sore eye peinent au contraire à nous tenir en haleine tandis que le long monologue de Potter’s field finit par user. On retiendra plutôt le dépouillement fragile de Burma-shave, sans doute le meilleur morceau de l’album, qui semble s’effilocher en volutes au fur et à mesure que les notes se dévident sur le clavier de Waits. Foreign affair vient clore le tout sur une note bleue nuit rehaussée d’une touche discrète d’accordéon.
And with her knees up on the glove compartment / She took out her barrettes and her hair spilled out like root beer / And she popped her gum and arched her back / Hell Marysville ain’t nothing but a wide spot in the road / Some nights my heart pounds like thunder / Don’t know why it don’t explode
Burma-shave
Qu’on ne s’y trompe pas, le bonhomme demeure toujours une plume d’excellence, capable de fulgurances poétiques rares dans le paysage du rock et du folk. Mais Foreign affairs apparaît comme un instant de surplace dans la discographie du Californien, qui semble menacé par le démon de la redite alors que les fondements de la musique populaire tremblent autour de lui. Heureusement, le bonhomme montrera par la suite qu’il a de la ressource et saura se renouveler sans se renier. Nous en reparlerons.
1 réponse
[…] continuant à dévider le fil de la plantureuse discographie de Mister Waits. A la suite d’un Foreign affairs quand même décevant, le Californien commence à s’inquiéter du risque de surplace qui […]