Un soir au club
Tom Waits Nighthawks at the diner (1975, Asylum)
Suite à la parution de The heart of Saturday night, Tom Waits reprend son bâton de pèlerin pour essayer de transformer la bienveillance naissante de la critique en succès public plus large. Après avoir fait la première partie de Frank Zappa – dont le public lui aura réservé un accueil plutôt hostile -, le Californien peut enfin tourner en tête d’affiche. Il commence à s’établir une petite réputation dans les clubs de la côte Est puis, de retour à Los Angeles, son manager Herb Cohen et son producteur Bones Howe lui suggèrent d’enregistrer un album live. Howe notamment expliquera qu’il trouvait que les enregistrements de Waits ne rendaient pas totalement justice à son charisme de showman et à la qualité de ses prestations scéniques. Tout ce petit monde finit par s’accorder sur une sorte de concept hybride, avec un album composé de nouveaux morceaux interprétés dans un studio suffisamment grand pour accueillir un public d’invités. Nighthawks at the diner est enregistré lors de deux journées de sessions au studio Record Plant, dans les conditions du direct.
It was a kind of an abandoned road, in a blurred brocade collage / Is that a road motel, I can’t really tell / You gotta tell me, is that a vacancy lodge / There’s no consolation, what kind of situation / To be aimlessly askew amidst a powder blue / No tell tail light clue
On a foggy night
Pour un amateur de chansons pop-rock tel que moi, Nighthawks n’est clairement pas l’album le plus gratifiant de la discographie du Californien, car c’est bien son versant le plus jazzy qu’il cherche à exposer ici. Bones Howe assemble autour du bonhomme un fameux aréopage de musiciens de jazz de haut niveau, escorte idéale pour faire baigner Nighthawks at the diner dans un nuage de swing enfumé. Waits et son groupe nous convient ainsi à passer pendant un peu plus d’une heure un soir au club, là où se croisent amoureux en goguette et noctambules éméchés, toute une faune qui, pour une raison ou une autre, ne cherche qu’à repousser l’heure de rentrer retrouver son quotidien. Tom Waits organise même en première partie des sessions un show burlesque avec une strip-teaseuse de sa connaissance, afin de s’approcher encore un peu plus de l’atmosphère poisseuse d’un club de jazz. Sur la scène, Waits laisse libre cours à ses talents de showman, entrecoupant les chansons de longs monologues au cours desquels il cabotine à souhait, usant de ses dons de narrateur et d’improvisateur. Le disque se situe donc parfois à mi-chemin entre concert et one-man show, excédant le canon habituel de l’album rock comme simple recueil de chansons.
Now the touch of your fingers lingers burning in my memory / I’ve been 86’ed from your scheme / Now I’m in a melodramatic nocturnal scene / Now I’m a refugee from a disconcerted affair / Now the lead pipe morning falls, now the waitress calls
Eggs and sausage (in a Cadillac with Susan Michelson)
C’est certainement pour cela que Nighthawks ne recueille pas mon adhésion pleine et entière. Le côté saltimbanque prend trop souvent le pas, à mon goût, sur le versant songwriter et une partie des morceaux ressemble davantage à de longs soliloques parlés-chantés dont je finis par me désintéresser assez vite. De cette imitation de club de jazz ne semble subsister que la bande-son, certes parsemée de vraies réussites, mais cette captation discographique peine à combler le manque de ne pas voir tout un environnement qu’on aimerait embrasser à pleins yeux : les couleurs des boiseries, la disposition des tables, l’allure des convives ou les trognes des ivrognes accoudés au bar… On prendra garde cependant de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain et Waits se révèle suffisamment doué pour livrer ici ou là quelques compositions mémorables. On appréciera particulièrement la magnifique dérive exténuée de On a foggy night ou la nonchalance goguenarde de Better off without a wife. On saluera aussi la souplesse titubante du formidable Eggs and sausage (in a Cadillac with Susan Michelson), sur lequel un piano maussade semble échanger des bulles de savon avec une contrebasse élastique. Les morceaux les plus longs peinent en revanche à maintenir l’attention sur la durée et on réduirait bien de moitié ces Putnam county ou ces Spare parts qui se délaient dans les seaux d’eau du balayeur venu faire la fermeture. On reconnaîtra en revanche sans peine l’excellence des musiciens et la qualité des textes de Waits, qui peuple ses morceaux de tranches de vie insomniaques largement inspirées par les multiples spécimens croisés au cours de ses années à multiplier les petits boulots de jour comme de nuit dans les quartiers populaires de Los Angeles.
Flash flood watches covered the southern portion of my disposition, yeah / There was no severe weather well into the afternoon / Except for kind of a lone gust of wind in the bedroom
Emotional weather report
Nighthawks at the diner reste donc pour moi un disque mi-figue, mi-raisin, dont j’apprécie certaines teintes bleu nuit mais qui ne parvient pas à me captiver sur la durée. Les prochains épisodes de la discographie “waitsienne” seront, à mon sens, d’une autre teneur.