La tête hors de l’eau
John Frusciante To record only water for ten days (2001, Warner)
Né à New York, mais arrivé jeune en Californie, John Frusciante quitte le lycée dès ses 16 ans pour se consacrer à la guitare. Inspiré aussi bien par le rock progressif que par le punk, il admire également un groupe qui commence à se faire un nom sur la scène rock US : les Red Hot Chili Peppers. Fan de la première heure, il sympathise avec Flea, le fameux bassiste du groupe et, après la mort tragique d’Hillel Slovak, premier guitariste des Red Hot, il est appelé pour le remplacer, rêve d’ado accompli à peine atteints ses 18 ans. C’est avec Frusciante à la guitare que les Red Hot deviennent une machine gigantesque, notamment après la parution de leur multi-platiné Bloodsugarsexmagic de 1991. Frusciante vit cependant mal la frénésie sex & drugs & rock’n’roll dans laquelle évoluent les Red Hot et, sérieusement miné par une addiction aux drogues dures et de sévères troubles mentaux, Frusciante quitte le navire en 1992. Pendant quelques années, le bonhomme va traverser une période extrêmement chaotique, perdant pied à de nombreuses reprises, et se bâtissant une sorte de légende noire de Syd Barrett californien, reclus à l’esprit cramé par la dope. De cette période troublée, Frusciante émerge le temps de deux albums solos, nus et barrés, Niandra LaDes and Usually just a T-shirt et Smiles from the streets you hold. Il finit par venir à bout de ses addictions et, après avoir viré son successeur David Navarro, les Red Hot Chili Peppers le réintègrent à leur line-up, le temps d’enregistrer un nouveau triomphe avec Californication en 1999.
Oh please take us, we’re wrong / We live now to relive on and on / Place my paces, pave my way / We only remain the same way as the sounds on a tape
Remain
C’est dans ce contexte relativement apaisé après des années de marasme que Frusciante s’offre une nouvelle incartade solo avec ce disque qui paraît en 2001. Loin des superproductions de son groupe, To record only water for ten days est, comme ses deux prédécesseurs, enregistré à la maison, même si avec des moyens techniques un peu supérieurs. Il s’éloigne aussi de leurs expérimentations torturées et de leur inquiétante folie. La musique de John Frusciante garde cependant les stigmates de son passé ravagé. Quelque part entre Joseph Arthur et Bob Mould, deux autres intranquilles notoires, Frusciante livre une quinzaine de chansons à l’élégance cabossée, un rock brut et sans fard, sophistiqué et direct à la fois. Aucune trace de complaisance non plus dans ces morceaux et, si l’on sent que leur cuir est zébré de cicatrices profondes, jamais Frusciante ne prend la peine de les exhiber ou de les gratter ostensiblement. Certes, le bonhomme creuse dans les tréfonds d’une intériorité façonnée de tourments, mais jamais il ne s’y enlise, allant plutôt y puiser une forme de sagesse ou d’expérience sur laquelle construire son histoire. Stylistiquement assez loin du rock hybride et funky (et pas toujours digeste) des Red Hot, Frusciante conserve néanmoins une appétence pour les mélanges, croisant acoustique folk, rythmiques électroniques et convulsions psychédéliques. Et si la guitare est évidemment centrale (on parle d’un gars élu en 2010 par la radio BBC6 « meilleur guitariste des 30 dernières années »), elle cohabite subtilement avec des boucles saccadées ou des nappes de claviers éthérés qui confèrent à l’ensemble une actualité toujours vive.
Come through and go on / Leave my lonely mind a cell / Keep flowing on a drill / I keep holding on to myself / Be humble, take it the slow way
The first season
Les paysages mutants du disque se dévoilent dès l’introductif Going inside, dont le riff initial prend des allures de cri primal, provoquant dans nos oreilles une déroutante confusion, avant que le morceau ne trace une voie plus directe, faite d’accélérations et de quelques à-coups. Le long des quinze titres de l’album, Frusciante tantôt greffe des boucles propulsives à une indie-rock aussi fragile que rutilante (Someone’s), tantôt embarque son folk murmuré vers des atmosphères planantes, comme sur le très réussi Remain. Les blips et les boucles sont presque utilisés comme une sorte de levure pour faire monter la pâte de ces chansons, qui gagnent ainsi une ampleur insoupçonnée au départ, comme sur ce The first season solennel ou ce Fallout qui tournoie lentement au-dessus de nos têtes. Sur le magnifique Ramparts, Frusciante choisit de se taire un moment pour laisser libre cours à la fluidité de son jeu et c’est beau comme une rivière au printemps. Cette limpidité se retrouve sur l’autre instrumental, Murderers, qui sonne comme une pièce funk bucolique avant de percuter une électricité abrasive. La gravité du superbe In rime résonne comme une supplique tandis qu’ailleurs, Wind in space flotte dans un clair-obscur bleuté du plus bel effet. L’album se clôt sur une pop-song plus classique et non moins aérienne avec le très réussi Moments have you, final plutôt enlevé et lumineux d’un disque résolument tourné vers le soleil, après tant d’années de ténèbres.
‘Cause inside actions there’s no time / I’ll evade you to create a reason / I hear you inside a space / An instant is forever now / A future fluctuates
Moments have you
Curieusement, et je bats ma coulpe, je n’ai jamais suivi la suite de la discographie de John Frusciante, restant sur cet album singulier et subtil sans accompagner plus avant les aventures du bonhomme. Depuis 2001, ce dernier a multiplié aussi bien les efforts solo que les collaborations diverses, le tout entrecoupé en fil rouge de ruptures et de réconciliations avec les Red Hot. Après Stadium arcadium (2006), Frusciante quittera de nouveau le groupe californien, consacrant les années 2010 à des disques de musique électronique. De retour au sein des Red Hot en 2019, il a participé à l’enregistrement du douzième – et dernier en date – LP du combo, Unlimited love, paru l’an dernier et à la tournée qui a suivi.