Mes amours francophones : 140-131
140. Holden Ce que je suis (2006)
J’ai plus haut avoué mon amour pour leur brumeux Madrid mais mon cœur bat plus fort encore à l’écoute de cette merveilleuse ballade ouvrant l’album Chevrotine de ce regretté duo parisien. Toute d’élégance rêveuse, le doux flottement de Ce que je suis s’accommode parfaitement de tous nos états flottants, nos hésitations et nos incertitudes. Le morceau trouve un équilibre idéal entre la joie et la mélancolie, entre l’indécision et la résolution par la grâce du chant tout de détachement ébloui d’Armelle Pioline et d’arrangements d’une finesse impeccable. Entre les notes d’orgue introductif, les voiles de clavier amenant tout ce qu’il faut de légèreté et un solo de banjo proprement irrésistible, tout concourt à faire décoller ce titre tel un tapis volant fendant la nuit au-dessus des toits de la ville. On n’hésite jamais à le chevaucher.
- Ce que je suis
- Et aussi : C’est plus pareil
- Bonus : à voir, un mini-documentaire sur la tournée d’Holden à New York en 2010
139. Boris Vian La complainte du progrès (1956)
Ma connaissance de la discographie de Boris Vian reste encore imparfaite mais parmi les trésors de fantaisie et d’intelligence qu’elle recèle, La complainte du progrès provoque chez moi une indéfectible jubilation. Entre les arrangements zinzin d’Alain Goraguer et les énumérations loufoques d’objets dont on aimerait faire notre quotidien (ah, ce canon à patates !), cette critique amusée de la société de consommation des 30 Glorieuses se double d’une redoutable machine à faire gigoter l’auditeur. Difficile en effet de ne pas se trémousser sur les rythmiques brésiliennes concoctées par Goraguer sur lesquelles la gouaille un brin désuète de Vian contraste à merveille. Un bonheur de chanson poil à gratter.
- La complainte du progrès
- Et aussi : La java des bombes atomiques
- Bonus : une belle exposition virtuelle de la BNF dédiée à Boris Vian et qui retrace les différentes facettes de cet iconoclaste multi-cartes
138. Françoiz Breut Si tu disais (2000)
Celle-ci aligne bien des atouts pour me plaire, avec son tempo de valse, ses cordes enlevées et Dominique A. derrière le rideau. L’atout maître tient pourtant clairement dans le chant de Françoiz Breut, cette voix dont la clarté se pare de tant d’inflexions et qui navigue ici entre invite impatiente et impitoyable sentence, renvoyant avec une cruauté impavide l’hésitant à son insignifiance. Les arrangements de cordes soulèvent de grands nuages de poussière, tout convoque au départ et pourtant rien n’arrivera. Le vent s’en ira porter ces envies d’ailleurs à d’autres qui sauront mieux s’en saisir.
- Si tu disais
- Et aussi : L’heure bleue
- Bonus : en plus de ses talents de musicienne, Françoiz Breut travaille aussi – et de fort belle manière – comme illustratrice, vous pouvez en découvrir davantage par ici par exemple.
137. Tue-Loup Mon amant de Saint-Jean (1998)
Toujours sur leur remarquable La Bancale, les Tue-Loup dégainaient cette reprise thermonucléaire de ce classique de la chanson réaliste (originellement interprété par Lucienne Delyle en 1942) et vitrifiaient le paysage autour d’eux. Des guitares enfiévrées crayonnent au fusain un air de valse chamboulée, chanté véritablement le cœur au bord des lèvres par un Xavier Plumas comme possédé. A 2’18, Plumas cesse de chanter comme si les larmes avaient pris le dessus et cède la place à une déferlante d’électricité broussailleuse qui tournoie et nous fait chanceler. Un grand moment d’ivresse désespérée.
- Mon amant de Saint-Jean
- Et aussi : La bougie
- Bonus : « Mon amant de Saint-Jean est né à Compiègne », un article du Parisien de 2013
136. Jad Wio Ophélie (1989)
« On éloigne les enfants du poste, et certains parents aussi… » . Ce sample d’Antoine de Caunes (!) qui ouvre le morceau annonce la couleur : les chastes oreilles sont priées de passer outre le lupanar baroque de Jad Wio sous peine d’en être sans doute fortement indisposées. Denis Bortek et sa bande nous convient en effet à « une sorte d’attraction équestre, un spectacle porté sur le sexe » mettant en scène rien moins qu’un show zoophile. La force du morceau est bien de faire de cette exhibition malaisante une comptine perverse, languide et sexy, à la douceur dérangeante. Je ne sais si c’est encore le cas mais je vous assure que la chanson faisait un tabac dans les boîtes rock au début des années 1990 et que nombreux étaient celles et ceux qui fredonnaient avec une joie transgressive joliment régressive les paroles vicelardes de cette chanson.
- Ophélie
- Et aussi : Bienvenue
- Bonus : la reprise d’Ophélie par Nouvelle Vague (avec Yelle au chant) sur leur album Version française (2011)
135. Keny Arkana La rage (2006)
¸Sur son premier album brûlot, Entre ciment et belle étoile, Keny Arkana déboulait comme un missile au milieu de la scène rap française, laissant derrière elle une traînée de poudre fumante dont on n’a pas fini de ressentir l’odeur cendrée. Parmi ces chansons à haut voltage, La rage est certainement la plus emblématique, reprise depuis dans les manifs ou autres événements contestataires. Un riff belliqueux ouvre le morceau tel un compte un rebours avant que la rappeuse marseillaise n’enclenche une impressionnante mise à feu, à grands coups de flow mitraillette et de rimes uppercuts. On pourrait certes gloser sur le manque de nuances du propos mais l’heure est bien ici à la colère, cette rage qui déborde de partout et vient irriguer le rap d’une jeune femme au parcours cabossé se saisissant du micro comme si sa vie en dépendait. Au final, ces fêlures qu’on devine profondes attisent le feu dévorant ici allumé et confèrent au morceau une portée intime le hissant au-dessus de sa valeur de manifeste.
- La rage
- Et aussi : J’ viens de l’incendie
- Bonus : le sociologue Philippe Corcuff s’essayait dans Politis (n°944, 22-28 mars 2007) à une brève analyse du « rap altermondialiste » de Keny Arkana
134. Louise Attaque La ballade de basse (2000)
Il était difficile de passer à côté de Louise Attaque à la fin des années 1990, et je n’ai pas dérogé. Sans être en pâmoison devant ses airs à la fois rustiques et sophistiqués, j’admettais sans peine que le groupe avait su toucher quelque chose (le grand public ?) avec son premier album qui, porté par ses hymnes entraînants, s’en alla battre des records de vente à une époque où l’industrie du disque pouvait écouler les CD par millions. Le deuxième album de Louise Attaque allait s’avérer plus impressionnant, plus affirmé, plus sombre et constitue sans doute – et de loin – le sommet d’un groupe qui tourne à vide depuis déjà longtemps. Loin de reproduire paresseusement la recette qui le mena au succès, Louise Attaque se découvrait sur ce Comme on a dit des humeurs mauvaises et de belles araignées à son plafond. Point d’orgue de cet album au charme anthracite, cette Ballade de basse déverse huit minutes durant un flot de rage froide. La ligne répétitive au violon porte progressivement le morceau à incandescence dans un chaos instrumental qui semble au final s’effondrer sur lui-même et laisser tout le monde, groupe et auditeur confondus, comme effrayés par ce qui vient d’être libéré.
- La ballade de basse
- Et aussi : Sans filet
- Bonus : dans les Inrocks, en l’an 2000, JD Beauvallet consacrait un long et très intéressant article au groupe devenu alors la formation rock la plus vendeuse sur la scène nationale
133. Sara Mandiano Défense d’y voir (1991)
J’aime à croire que chacun de nous garde près du cœur une chanson qu’il ou elle est persuadé·e d’être seul·e à chérir et seul·e à comprendre. Une chanson à soi, que tous les autres trouvent naze ou sans intérêt ou putassière ou que sais-je encore mais qui, par une forme de miracle ou d’alchimie merveilleuse touche nos cordes sensibles pile à l’endroit le plus fragile. Cette chanson, elle peut être associée à un événement – heureux ou malheureux – , une période, une personne ou tout cela à la fois, à un rêve évanoui ou un espoir enfui, mais cette chanson ne vaut qu’à nos yeux. C’est un peu ça, Défense d’y voir, ce maigre succès d’estime d’une obscure chanteuse qui venait de décrocher son unique tube avec un autre morceau franchement dispensable. Avec son titre en forme de mauvais jeu de mots, sa production bien lisse, c’est une chanson qui pleure et qui pleut, et qui toujours me fend imperceptiblement l’âme pour mieux en révéler toutes les failles. Que je l’écoute un brin fragile et immanquablement les larmes me montent aux yeux, et chaque fois que Sara Mandiano chante avec une vulnérabilité bouleversante : « Solstice d’hiver, je fais le tour de la Terre, solitaire, si jamais je te perds », je tourne avec elle. Pas moyen d’y échapper, je ne trouverai aucune explication rationnelle.
- Défense d’y voir
- Et aussi : ben J’ai des doutes mais bon, c’est quand même très moche
- Bonus : je n’ai pas trouvé grand chose de passionnant sur la dame, juste cette interview dans l’émission Taratata suite à un duo avec L’Affaire Louis Trio
132. Diabologum 365 jours ouvrables (1996)
Le morceau s’ouvre sur une sonorité de guitare paraissant aussi bien un tir de mortier que de feu d’artifice, qu’on regarde s’élever en se demandant où le projectile pourra frapper puis tout explose, dans nos oreilles et sous nos yeux. C’est peu dire que les chansons figurant sur ce fondamental #3 du groupe toulousain évoquent des images de détonation tant cette musique semble avoir été balancée – avec une impressionnante joie rageuse – tel un bâton de dynamite dans la vitrine du rock d’ici (et d’ailleurs). Sans doute musicalement le titre le plus accessible de ce disque incroyable et inégalé, 365 jours ouvrables mélange guitares incandescentes et phrasé hip-hop et célèbre d’un même mouvement la colère et la désillusion, prenant à l’époque des airs de manifeste à l’usage d’une jeunesse incertaine. Et au milieu d’un désenchantement glaçant reste une certitude : « A part sortir quand c’est fini / Main dans la main de celle qui nous a choisi / Il n’y a rien à gagner ici. »
- 365 jours ouvrables
- Et aussi : A découvrir absolument
- Bonus : sur Slate.fr, un retour sur l’importance de ce disque écrit par Maxime Delcourt à l’occasion de sa réédition en 2015
131. Dominique A La mémoire neuve (1995)
A l’image du #3 de Diabologum, l’album La mémoire neuve fut lui aussi un fameux disque charnière, un de ceux qui m’ouvrirent des portes inconnues vers des horizons insoupçonnés, des territoires musicaux qui paraissaient traduire, dépeindre ou épouser à merveille mes émois intérieurs. Ce disque eût surtout pour immense mérite de faire entrer dans ma vie un songwriter majuscule qui m’accompagne fidèlement depuis près d’un quart de siècle maintenant. Pour être tout à fait honnête, La mémoire neuve n’est plus depuis longtemps mon album favori du chanteur mais je l’ai suffisamment écouté pour en être imprégné et aimer arpenter encore à l’occasion ses « hauts quartiers de peine » et son pavé humide. Chanson sans refrain, La mémoire neuve (le morceau) progresse à la manière d’un fleuve boueux, poisseux comme le lourd passé qui semble coller aux basques du narrateur. La monotonie apparente du morceau est sans cesse perturbée par les motifs tracés par la guitare électrique et les inflexions du chant de Dominique A, qui démontrait déjà quel grand chanteur il pouvait être. La chanson avance inexorablement, en clair-obscur, charriant avec une conscience aiguë de la gravité sans échappatoire de sa tâche, les souvenirs et les mystères d’une vie d’avant.
- La mémoire neuve
- Et aussi : Les hauts quartiers de peine
- Bonus : l’album La mémoire neuve fut composé à Bruxelles, ville où vécut longtemps Dominique A et avec laquelle il semble nourrir une relation contrastée : « Bruxelles vue par Dominique A », Poly (01/02/2010)
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