Mes années 2010 : 50-41
50. Mark Eitzel I love you but you’re dead (2012)
Vétéran magnifique de toutes les causes perdues, Mark Eitzel poursuit toujours dans la pénombre une forme d’anti-carrière dont les beautés mériteraient pourtant d’être célébrées nuit et jour. Pour preuve (parmi bien d’autres), ce morceau placé en ouverture de son impeccable Don’t be a stranger de 2012, torch-song superlative qui se froisse et se défroisse comme un drap chaud. Avec son sens aigu de l’observation et son goût pour l’ironie et l’humour à froid, Mark Eitzel donne ici une leçon de classicisme désabusé et de finesse, dans l’écriture comme dans l’interprétation, et on se laisse doucement chavirer par tant d’ivresse mélancolique. Cet homme est décidément précieux.
Mark Eitzel – I love you but you’re dead
49. Snail Mail Pristine (2018)
Déjà croisée plus haut (ou plus bas) dans ce classement, la prodigieuse Lindsey Jordan condense dans ce morceau les désirs, les frustrations et toutes ces émotions qui font que tout semble brûler plus fort quand on a dix-huit ans. L’amour ici ne peut donc être qu’absolu et la chanson alterne entre assertions définitives et interrogations forcément vitales, la jeune fille ne cessant de se cogner à l’impasse d’une passion vraisemblablement sans réciproque. La tête pensante de Snail Mail comprend surtout parfaitement à quel point le rock peut être le véhicule idéal de ces sentiments là et livre donc une grande chanson de rock, dans laquelle elle affiche avec un brio soufflant ses exceptionnels dons de guitariste. Enfiévrée et rougeoyante, intense et bouleversante, Pristine a le rouge aux joues, les larmes aux yeux, la gorge serrée et le cœur au bord des lèvres.
48. Kurt Vile I’m an outlaw (2015)
Avec I’m an outlaw, Kurt Vile relègue un temps sa six-cordes à l’arrière-plan pour laisser le premier rôle à un banjo obsédant et voyageur. A cheval sur cet épatant éclaireur, le chevelu de Philadelphie se lance dans une lumineuse échappée et trace une ligne de fuite à travers tous les paysages que l’on s’autorisera à habiter, territoires fantasmés ou réels autour desquels se tissent la trame décousue de nos pensées et de nos états d’âme. Derrière la cavalcade à la fois décidée et rêveuse du banjo fourmille un arrière-fond bruissant de guitares et de claviers qui confère au morceau une dimension hypnotique fascinante et une épaisseur insoupçonnée.
47. Alvvays Dreams tonite (2017)
Sur Dreams tonite, les Canadiens démontrent une fois de plus qu’ils habitent un monde plus coloré que le nôtre. Mélancolique et poétique, la chanson transforme ses nappes de claviers élégiaques en bulles de savon multicolores et évoque la magie éthérée des Cocteau Twins ou des Sundays. La voix de Molly Rankin flotte au-dessus de la chanson mais le détachement qu’elle affecte laisse entrevoir les fêlures de son petit cœur meurtri. Sensible comme on est, comment pourrait-on résister ?
46. Bon Iver Holocene (2011)
Dans un ensemble aussi cohérent que celui du deuxième album de Bon Iver, Holocene relève la gageure de sortir du lot et de nous offrir des raisons supplémentaires de nous émerveiller. Justin Vernon livre ici un morceau de lignes brouillées et de volumes flous, évoquant aussi bien un train traversant la nuit que de vastes étendues d’eau étales, sous la surface desquelles s’ébat une vie foisonnante et agitée. La chanson se déploie lentement autour du doux ressac d’un motif de guitare répétitif et multiplie ce faisant les signes d’intranquillité. Une rythmique frénétique vient percuter le calme du morceau tandis qu’un instrumentarium grouillant occupe peu à peu tout l’espace, et le timbre unique de Justin Vernon anime la chanson comme l’âme le corps, entre tentation de l’abandon et éternelle résilience.
45. Arctic Monkeys Do I wanna know ? (2013)
Placée en ouverture du formidable cinquième album studio du groupe de Sheffield, cet AM abrasif et ardent, Do I wanna know ? condense les effluves de désir, de frustration, de manque et de trouble amoureux qui habitent la majeure partie du disque. Avec son riff reptilien et sa rythmique maousse, le morceau avance, buté et intranquille, chanson d’amour fiévreuse et inquiétante. Les Arctic Monkeys font progressivement monter en température la cocotte-minute, qui finit par convulser et transpirer au fur et à mesure que la pression s’élève et prennent un malin plaisir à ne jamais ouvrir le couvercle pour que la tension demeure à son comble.
Arctic Monkeys – Do I wanna know ?
44. Courtney Barnett Pedestrian at best (2015)
Avec ce titre soufflant, l’Australienne accouchait d’un des morceaux rock les plus enthousiasmants de ces dernières années. Sur fond de guitares rougeoyantes sous influences grunge et garage-rock, Pedestrian at best expose un monologue intérieur tout à la fois drôle et grinçant, dans lequel Courtney Barnett (ou son double) balance dans une impressionnante logorrhée le catalogue de ses névroses, profondes et futiles. Le texte est tout simplement brillant et l’Australienne se révèle une interprète épatante, naviguant entre détachement affecté et bouffées d’angoisse (« What are we gonna do when everything all falls through? » ) pour un mélange détonnant de puissance et de fragilité.
Courtney Barnett – Pedestrian at best
43. Daft Punk (feat. Julian Casablancas) Instant crush (2013)
Sans être un inconditionnel des Daft Punk, difficile d’occulter la redoutable efficacité de leur rutilant Random access memories de 2013. Difficile surtout à mon sens de passer outre cette lente dérive bleutée magnifiquement rehaussée par un Julian Casablancas étonnant de sobriété. Le duo parisien délaisse les paillettes funky de Get lucky pour une ballade électro-pop toute en retenue, charriant une mélancolie profonde réellement bouleversante. Casablancas, impeccable de mesure pour donner à voir sans surjouer de poignantes fêlures, se révèle fascinant interprète dont la tristesse androïde ne va pas sans évoquer les tristes répliquants de Blade runner. Le morceau reste cependant parfait pour le dance-floor, mais celui des fins de soirée embrumées, quand l’aube vient annoncer que la fête est bien finie et que la solitude se rappelle à notre bon souvenir.
Daft Punk (feat. Julian Casablancas) – Instant crush
42. Angel Olsen Shut up kiss me (2016)
Énième démonstration éclatante de la puissance incomparable du rock comme véhicule de l’expression de tous les désirs, Shut up kiss me donne à entendre une Angel Olsen en pleine montée de sève, abrasive et dévorante. Essayant selon toute vraisemblance de secouer un prétendant trop occupé à tourner autour du pot, la musicienne concocte cette impressionnante potion qui gagne en température par paliers et qui se finit par se déverser bouillonnante sur la tête du (de la ?) pauvre objet du désir de miss Olsen. Musicalement, le morceau évoque une rencontre au sommet entre la rudesse sophistiquée d’une PJ Harvey et le lyrisme chavirant de Roy Orbison. Ça mérite bien un baiser.
41. Beach House The hours (2012)
Nouvelle (et pas dernière) apparition du duo de Baltimore dans ce classement, The hours me fascine et m’émeut un peu plus à chaque écoute, à tel point que j’ai déjà l’impression de le sous-estimer en le plaçant en cette position. Usant de sa pharmacopée habituelle, le groupe atteint une forme de zénith où tout se déploie sous nos yeux avec magnificence, où tout semble à sa juste place. Beach House a le talent sublime d’évoquer la confusion des sentiments avec une grâce absolue et The hours se laisse porter – pour mieux nous transporter – par un tourbillon d’émotions fortes, un ouragan venu souffler silencieusement au cœur du paradis. La voix de Victoria Legrand et les traits irradiés de la guitare d’Alex Scally charrient le désir et l’effroi, la solitude et la consolation, l’émerveillement et l’incompréhension, et tant de choses encore qu’on ne saurait décrire, pour que le morceau impose au final sa fragile majesté avec une évidence implacable.