Le manteau de pluie
(Smog) Rain on lens (2001, Drag City)
Le 5 juin 2015, j’écrivais dans ces pages qu’il y avait alors déjà cinq ans que je n’avais pas parlé ici de Bill Callahan (alias Smog) et je promettais, main sur le cœur, de ne pas attendre cinq ans de plus avant de continuer à remonter la discographie du bonhomme. In extremis, j’aurais finalement tenu ma promesse. A la relecture du billet sus-mentionné, je m’aperçois aujourd’hui que je pourrais reprendre telle quelle une bonne partie des mots que j’employais alors. Comme en 2015, Bill Callahan et sa musique demeurent pour moi une borne incontournable de ma cartographie intime, un phare majestueux et inquiétant dominant le paysage de toute sa beauté intranquille et singulière. Durant ces cinq ans, Callahan sera resté pourtant étonnamment discret, secoué par la découverte d’une forme d’apaisement né du mariage et d’une paternité relativement tardive, ne refaisant parler que lui que l’année dernière, avec la sortie de son très acclamé Shepherd in a sheepskin vest. La musique de Callahan n’aura pour autant jamais cessé d’être là pour moi, jamais lassé de parcourir une discographie peu avare en moments forts.
I’m a bit like the freelance fence painter / Who takes the iced tea you brought him / Then eyes your backside as you leave / For some other cause / Have Mercy
Song
Avec le recul des années, le début de ce siècle apparaît presque comme un temps faible dans le parcours de Callahan. L’expression est sans doute un peu forte mais l’enchaînement de Dongs of sevotion et de ce Rain on lens ne figure clairement pas parmi la période la plus célébrée de la carrière du bonhomme. A la réécoute, j’avais réévalué à la hausse les qualités de Dongs of sevotion, en serait-il de même avec ce Rain on lens vers lequel je reviens moins souvent et qui ne saurait prétendre au rang d’incontestable chef-d’œuvre, au contraire de Red apple falls, Sometimes I wish we were an eagle ou Dream river ? Oui et non. Il est clair que Rain on lens n’est en rien un disque aimable. Le temps est à la pluie et la grisaille austère de la pochette recouvre la plupart des morceaux. Les connaisseurs n’y verront là rien d’inédit, tant Callahan en est venu à figurer – avec quelques autres têtes de gondole comme Will Oldham ou Vic Chesnutt – une americana désolée qui fit souffler sur nos platines un air à la fois magnifique et cafardeux durant les années 1990. Depuis les sommets d’acoustique polaire de The doctor came at dawn, Smog/Callahan avait progressivement entrepris de réchauffer l’atmosphère de sa musique en élargissant notamment sa palette instrumentale, de Red apple falls à Knock knock. A partir de Dongs of sevotion et sur ce Rain on lens davantage encore, les contours des morceaux se font plus rugueux, les territoires parcourus plus caillouteux. Les guitares électriques charbonneuses ont fait leur apparition dans le paysage et donnent à l’ensemble une tonalité plus bourrue, un petit côté atrabilaire qui n’invite pas l’auditeur à entrer dans ses chansons d’une façon particulièrement engageante.
Live as if someone is always watching you / Eventually you will find / That both of you will need to come to some compromise / Maybe one or the other could agree / To sleep at different times / Or go off alone / Or at least shut their eye
Live as if someone is always watching you
Une fois la porte franchie, le visiteur mélomane y trouvera pourtant de quoi se satisfaire, du moins s’il préfère les alcools forts à l’eau plate. Plus peut-être encore que sur d’autres albums, Callahan joue ici des répétitions, ruminant des suites d’accords pour créer au final un drôle de tempo hypnotique qui percole les crânes et les cerveaux avec une régularité de métronome. Blues primitif, Cette esthétique du ressassement fonctionne à merveille sur le formidable Keep some steady friends around, sur lequel un violon vient faire contrepoint et tracer une ligne de fuite droit vers le large. Sur Dirty pants également, c’est bien le violon qui tournoie autour d’une guitare renfrognée et qui finit par faire basculer le morceau cul par-dessus tête, évoquant en cela certains airs du Dirty Three ou de Nick Cave. Parfois, sur ces morceaux aux teintes anthracite, la musique de (Smog) évoque des retrouvailles entre John Cale et Lou Reed, quand le violon de l’un venait irriter la guitare de l’autre. La mayonnaise prend moins bien sur Song qui fait ronfler son moteur sans réellement parvenir à décoller. Natural decline peine lui aussi à convaincre sur la durée, au contraire d’un Live as if someone is always watching you, l’un des rares titres ici à laisser véritablement entrer la lumière. Callahan continue par ailleurs d’aligner une paire d’atouts qui le place de toutes façons au-dessus de la mêlée : sa voix de baryton dont il use à merveille et cette forme de détachement pince-sans-rire, cette façon d’appréhender le monde sans prétendre rien y comprendre, avec une forme d’intelligence instinctive pleine de malice et de modestie. On regrettera juste – sans en diminuer pour autant les mérites – que Rain on lens ne donne sa pleine mesure qu’avec parcimonie, manquant parfois de l’étincelle transportant les meilleurs disques de Bill Callahan loin au-dessus de la mêlée.
I took your party invitation list / And wrote ‘enemies’ across the top of it / Then I asked you / To go on a short drive with me / So I could point out / Some more of our enemies
Short drive
Rain on lens est aussi le premier album où Callahan se met lui-même entre parenthèses, entourant désormais le nom de son (faux) groupe de ce signe de ponctuation. Comme si le bonhomme cherchait à prendre un peu de distance avec un alias qui serait devenu encombrant et son image de petit prince triste de l’indie-rock US. Il faudra quelques années encore à Callahan pour tomber le masque et laisser derrière lui le brouillard – souvent magnifique – de (Smog) pour aller saisir la lumière à pleines mains.