Le prince sombre
Smog Wild love (1995, Drag City)
Tout commence comme cela : quelques accords de guitares grattés sèchement, puis un martèlement métronomique de batterie, une phrase de synthé qui se répète ad libitum, une guitare qui s’enchevêtre autour du rythme de la batterie et de la mélopée du synthé, des chœurs qui s’avancent, haletant d’épuisement, et cette voix monocorde et grave qui prononce ces mots: “When I was seven/ I asked my mother/ To trip me to the bay/ And put me on a ship”. C’est par ce morceau ahurissant, un des meilleurs titres des années 90 tout simplement, que débute ce disque de Smog. Glaçante et désespérée, la chanson s’appelle Bathysphere et Bill Callahan – le singleton de Smog – raconte qu’enfant, il voulait vivre dans un bathysphère, seul et coupé du monde (“And if the water should cut my line / Set me free I don’t mind / I’d be the last sailor / My home is the sea” ). Le morceau est intense, porté par cette trille de guitare qui s’insinue tout du long et cette voix implacable, sombre et détachée, jusqu’à cette fin abrupte et sans appel, qui claque comme la mort d’un rêve: “When I was seven / My father said to me / But you can’t swim / And I never dream / Of the sea again”.
Bienvenue dans le monde de Smog, “groupe” se résumant au seul Bill Callahan, qui depuis le début des années 90, produit une musique déchirante et unique, allant chercher dans les entrailles du blues et de la country pour en faire un langage propre, terrifiant et fascinant à la fois. Sur ses premiers albums parus au début des années 1990, il paraît que Smog était à peine audible. A partir de Wild love, Smog polit ses formes sans les rendre pour autant faciles d’accès. L’ensemble du disque s’apparente à une traversée des paysages mentaux et affectifs tourmentés d’un homme mal dans son époque et mal avec les autres. Bill Callahan apparaît comme un auteur quasi autiste et ses interviews de l’époque laissent fort bien percevoir ce mur qui semble le couper du monde. L’amour et les relations avec les autres apparaissent ici toujours douloureuses, sans cesse insatisfaisantes. Comme il le résume sur le splendide It’s rough : “It’s rough / Baby to live / It’s rough / Baby to survive”. Mais le désespoir de Smog, comme les états d’âme de nombre de ses collègues de l’époque qui formèrent ce qu’on appela la mélancountry (Palace Brothers, Vic Chesnutt, Red House Painters…) n’est jamais complaisant. Il est sec et sans pathos, parfois assumé avec humour. Bill Callahan est mal au sein du monde, il ne s’en plaint pas en geignant, il constate. Ces chansons ne sont pas consolantes, ne sont pas de ces complaintes tristes et belles auprès desquelles on aime se blottir quand on n’a pas le moral. Ces chansons sont âpres et dérangeantes.
Bill Callahan use encore ici d’une forme musicale en chantier, joue une sorte de blues concassé et bancal, parsemé de traits électriques et aéré par le violoncelle déchirant ou lumineux de Jim O’Rourke. Après Bathysphere, phénoménale chanson d’ouverture (reprise par Cat Power quelques temps après), on trouve quelques morceaux qui ressemblent à des ébauches mal dégrossies – dans la plus pure esthétique lo-fi – telles que Sweet smog children ou Limited capacity. On trouve également une curieuse divagation médiévale (The emperor) mais Smog atteint aussi l’excellence en livrant des morceaux dont la parure noire permet de réfléchir avec plus de beauté la lumière : It’s rough déjà cité, le nerveux Sleepy Joe ou le magnifique Goldfish bowl placé en toute fin d’album. Surtout Bill Callahan délivre un deuxième morceau d’anthologie avec Prince alone in the studio, sorte de vaisseau fantôme en tangage permanent, parlant d’un musicien enfermé dans son studio, coupé du monde et l’acceptant sans illusion et cherchant dans la musique ce qu’il sait ne pouvoir trouver ailleurs (“Its’ 4 am / And he finally gets that guitar track right/ And it’s better than anything / Any girl / Could ever give him” ). Encore aujourd’hui, il est difficile d’écouter ce titre impressionnant sans frissonner.
Après ce disque, la musique de Smog va peu à peu s’ouvrir, se faire plus lumineuse et Bill Callahan va confirmer ses talents de songwriter et son particularisme. Il produira deux chefs-d’œuvre avec The doctor came at dawn en 1996, qui pousse à bout son esthétique du peu puis Red apples fall en 1997 où sa musique commence à se diversifier. Par la suite, Smog a produit quatre autres albums, le dernier en 2003 (Supper): même si imparfaits, ces 4 disques ont confirmé la place à part occupée par Bill Callahan dans le paysage musical contemporain et révélé que, loin d’être un simple marchand de désespoir, le cas Smog était bien plus riche et complexe que sa caricature le laissait croire.
7 réponses
[…] tourmentée de Smog (alias Bill Callahan), The doctor came at dawn suit chronologiquement Wild love et surtout le formidable EP Kicking a couple around qui posait d’impressionnante manière les […]
[…] de chaotiques premiers pas culminant avec l’éprouvant (mais splendide) Wild love, Bill Callahan traversa une imposante phase de glaciation (cf The doctor came at dawn), dont il […]
[…] pour installer Smog comme un des groupes les plus touchants de son époque. Après les formidables Wild love (1995) et The doctor came at dawn (1996) dont il a déjà été question ici, Red apple falls constitue à […]
[…] du parcours. Après sa période « primitive » (en gros, jusqu’au sommet Wild love) qui le conduira jusqu’à une forme de glaciation sidérante et magnifique (The doctor came […]
[…] tourmentée de Smog (alias Bill Callahan), The doctor came at dawn suit chronologiquement Wild love et surtout le formidable EP Kicking a couple around qui posait d’impressionnante manière les […]
[…] de chaotiques premiers pas culminant avec l’éprouvant (mais splendide) Wild love, Bill Callahan traversa une imposante phase de glaciation (cf The doctor came at dawn), dont il […]
[…] belle incursion dans les grands fonds sous-marins depuis l’intouchable « Bathysphere » de Smog. On pense aussi beaucoup à Low (sans jeu de mots) pour cette lente intensité et la façon dont le […]