Le maître des brumes
Smog Dongs of sevotion (2000, Domino)
Je viens de m’apercevoir que cela faisait déjà plus de 5 ans que je n’avais pas causé ici d’un disque de Bill Callahan, pourtant un de mes petits préférés parmi les songwriters contemporains. Fou comme le temps passe vite… Pourtant, si je n’ai rien écrit sur elle depuis plusieurs années, l’inconfortable beauté de cette musique ne m’a bien sûr jamais lâché, tant il semble impossible de pouvoir remiser longtemps sur l’étagère les joyaux râpeux et lumineux du génie du Maryland. Reprenons donc les choses là où nous les avions laissées, soit juste après le formidable Knock knock de 1999 avec le huitième épisode de la discographie de Smog (et pour les béotiens, on rappellera juste que Smog était Bill Callahan, et réciproquement…), ce Dongs of sevotion paru en 2000.
The wind it seems to lick / The wind it seems to suck / The wind is a great big woman / That makes the hair on the back of my neck stand up
Distance
Nouvelle étape sur la route tracée à l’écart des modes par Bill Callahan, Dongs of sevotion creuse le sillon de Knock knock, tout en ne manquant pas de charrier avec lui un peu de la terre foulée le long du parcours. Après sa période “primitive” (en gros, jusqu’au sommet Wild love) qui le conduira jusqu’à une forme de glaciation sidérante et magnifique (The doctor came at dawn et l’extraordinaire EP Kicking a couple around), Callahan entreprit peu à peu de laisser la chaleur réchauffer son royaume, semant au gré de ces variations climatiques et paysagères des disques de haute volée, entre le pur chef-d’œuvre que constitue Red apple falls et le très réussi Knock knock. Dongs of sevotion se situe dans une forme de continuité, présentant les éléments caractéristiques de l’univers “callahanien” mais en y apportant comme toujours de subtils ajouts ou en procédant à d’incessantes recombinaisons.
Dress sexy at my funeral my good wife / For the first time in your life / Wear your blouse undone to hear / And your skirt split up to here
Dress sexy at my funeral
Soyons clairs, un disque de Bill Callahan n’invite jamais à la franche rigolade et Dongs of sevotion emmène l’auditeur vers des territoires tourmentés, des plaines arides et sèches, des champs de poussière et d’herbe sèche. Smog continue de creuser son propre sillon, d’aller chercher du côté du blues, du folk, de la country le carburant de ses obsessions, une façon d’exprimer en chansons ses émotions inquiètes. Pas le premier me direz-vous, mais ce n’est pas si fréquent d’entendre quelqu’un le faire d’une façon aussi abrupte et lumineuse, avec un songwriting bien plus subtil que ce que la rugosité et le côté asocial du bonhomme pourraient laisser croire. Car Bill Callahan est un gigantesque auteur-compositeur. Musicien profondément singulier, l’homme a développé au fil du temps un langage bien à lui, fait de répétitions et d’éclosions sublimes, capable de couvrir une palette émotionnelle infiniment vaste. On a aussi affaire ici à un parolier brillant, percutant, maniant le sarcasme, l’auto-dépréciation ou la fulgurance métaphysique avec le même brio. Et c’est ainsi que ce Dongs of sevotion que j’avais trouvé quelque peu mineur à sa sortie se révèle aujourd’hui bien plus riche que son abord peu avenant le laisserait supposer.
Without her clothes / She looked like a leper in the snow / I left her in the snow without her clothes
Nineteen
Car même si l’ambiance est plutôt fraîche ici, il se passe quand même beaucoup de choses entre la claustrophobie synthétique du Justice aversion d’ouverture, vague réminiscence de l’intouchable Bathysphere du bonhomme, et l’étonnant final de Permanent smile, qui déroule la même phrase de piano ad libitum pour créer comme un tunnel de clarté dans l’obscurité alentour. On se délectera ainsi d’entendre un Callahan au sommet de sa verve “lou reedienne” sur un Dress sexy at my funeral sarcastique et égrillard à souhait, dernières volontés emplies de perversité d’un narrateur qui souhaite que sa femme se conduise en allumeuse le jour de sa mise en bière. Au fil du disque, Callahan renoue parfois avec le blues blafard de The doctor came at dawn comme sur Nineteen ou Devotion. Sur Strayed, il nous entraîne dans une errance bluesy à un rythme de sénateur. Le bonhomme pose surtout deux morceaux titanesques et hors cadre. C’est d’abord Bloodflow, sorte de cavalcade boiteuse qu’accompagne un étonnant chœur de majorettes (dans la bouche desquelles Callahan place des mots comme “No time for a tete-a-tete, can I borrow your machete ?”) , chanson qui bat comme le sang bat aux tempes quand le souffle vous manque et la fièvre vous gagne. L’autre sommet est sans doute Distance, cinématographique à souhait, dans lequel le vent soulève d’abord la poussière du désert avant que ne se déchaîne une tempête de guitares à vous flanquer la chair de poule. Et au bout du compte, et alors que ce Dongs of sevotion ne constitue certainement pas l’acmé du talent hors normes de Bill Callahan, on ne peut qu’admettre que bien peu de songwriters sont capables de nous faire ainsi trembler de haut en bas, de panser nos douleurs en grattant nos plaies.
I know your teeth have gnashed through death / Still you come to me / So gently / Find a soft place on your body / And rub me with it / Oh, this I won’t forget / You’re the one that will remain
Cold discovery
Bill Callahan poursuit comme je l’ai dit plus haut son chemin, ayant remisé depuis déjà dix ans son alias de Smog, sans sembler se préoccuper des vicissitudes du monde, publiant avec une régularité d’horloger des albums d’une excellence constante, montant parfois très (très) haut (Sometimes I wish I was an eagle) mais ne redescendant jamais en deçà d’un certain niveau. Promis, je n’attendrai pas 5 ans pour continuer de remonter l’impeccable discographie du bonhomme.
2 réponses
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[…] 5 juin 2015, j’écrivais dans ces pages qu’il y avait alors déjà cinq ans que je n’avais pas parlé ici de Bill Callahan […]