Sean Rowe Madman (2014, ANTI-)
C’est un disque chaud et grave, de beauté profonde et d’intérieurs boisés, zébré ça et là d’éclairs de fantaisie. C’est ainsi un disque qui collera à merveille aux ambiances maussades de la saison, ces incessants jours de pluie aux contours délavés, ce ciel gris qui dégoutte à l’envi sa poisseuse mélancolie. C’est aussi un disque qui siéra aux frimas hivernaux et vous donnera envie de froid coupant, de neige blanche et de feu crépitant. C’est un disque idéal pour voir poindre le crépuscule et admirer l’obscurité gagner sur la lumière, une collection de chansons comme – toutes proportions gardées – un livre de Jim Harrison, mêlant dans un souffle lyrique l’intime et l’immensité des grands espaces. C’est tout cela à la fois et c’est avec ce disque que je vous propose de terminer l’année.
When the road takes me to the other side of the world / Let a walnut tree replace me, give my body back to the birds
Madman
Né dans l’État de New York il y a déjà une bonne quarantaine d’années, Sean Rowe se fait petit à petit sa place dans le paysage folk américain au fil des années 2000. Il commence à attirer l’attention avec son deuxième album, Magic, paru en 2009 puis The salesman & the shark en 2012, albums dont j’avoue ne rien connaître. Madman constitue donc le quatrième album du bonhomme, le quatrième album d’un alors presque quadragénaire, colosse barbu féru de séjours à la dure dans la nature, passés à apprendre à survivre au contact des éléments (façon Into the wild). L’imposante maturité dégagée par ces chansons semble donc reposer sur de solides fondations biographiques mais le risque serait grand de céder aux clichés réducteurs et de résumer Sean Rowe à la figure hirsute du folkeux mi-hobo, mi-bohème. Car si cette musique plonge assurément ses deux mains dans la terre pour caresser les racines du folk et du blues, elle demeure ouverte aux quatre vents, prête à vibrer de tout son être aux pulsations du monde qui l’entoure. Elle s’en va donc se frotter au funk, à la soul, à la pop orchestrale, s’inscrivant dans une longue lignée de francs-tireurs de la musique nord-américaine, avides d’en célébrer la tradition en se refusant obstinément à la figer. Cerise sur le gâteau, Sean Rowe possède dans son jeu une imparable carte maîtresse : cette voix de baryton, caressante et sableuse, qui balance au fil des morceaux entre profondeur et suavité, sagesse et sauvagerie. Ainsi armé, le bonhomme livre un disque épatant dont on n’a pas fini de faire le tour et qu’on recommandera sans faiblesse.
I can’t wait to see your door / And though the wrong and though the war / I don’t want to see the light no more / Ain’t that what the night is really for ?
The drive
Le début de l’album suffira en tout cas à rassurer les hermétiques au folk en robe de bure, tant Sean Rowe démontre une souplesse et une brillance revigorantes. L’introductif Madman carbure à grandes lampées de swing, rappelant les échappées baroques des géniaux Lambchop. Puis, Rowe enchaîne avec un Shine my diamond ring presque funky, accompagné d’un piano baladeur et de cuivres chamarrés. Notre bonhomme se débarrasse définitivement de ses allures austères avec l’emballant Desiree, morceau baignant dans la soul et rappelant que l’inspiration décisive pour la vocation du monsieur fût un certain Otis Redding. Le plus beau justement reste à venir avec le fantastique enchaînement qui conduit de The game à Spiritual leather en passant par The drive. Avec ces trois ballades somptueuses, Rowe dessine de merveilleuses voies lactées qu’il étend sur nos épaules comme autant de plaids consolateurs. L’extraordinaire The drive, comme sculptée dans le silence, brille d’un recueillement intense proprement bouleversant, que vient souligner une section de cordes en lévitation. Et la nudité de Spiritual leather semble elle aussi toucher au cœur des choses, là où l’on sent vibrer ce qui ressemblerait à une âme. L’ensemble s’appuie de surcroît sur une production impeccable, conférant à ces chansons tout l’espace dont elles ont besoin pour déployer leurs beautés. Après cette première partie sans faute, la seconde moitié du disque n’est pas tout à fait du même calibre mais contient suffisamment de bons moments pour ne pas être négligée. On pense ainsi à la rugosité cabossée de Done calling you ou Looking for the master, qui semblent droit sortis du capharnaüm de Tom Waits ou à la gravité finale d’un It won’t be long cohénien en diable.
The evening is toast and restless and board / And the kids are medieval and we are not the lords / But I cannot imagine if we didn’t have them / I love you
Razor of love
Au final, Madman fait pour l’heure partie de ces albums vampires, qui ont complètement obscurci à mes yeux le reste de la production de leur auteur. Je n’ai ainsi quasiment rien écouté d’autre de Sean Rowe que ce disque, vers lequel je reviens comme par réflexe chaque fois que je pense au bonhomme. Le dernier LP en date du monsieur, New lore, remonte à 2017 et il faudra bien qu’un jour ou l’autre, j’y jette une oreille. Mais en attendant, je relance The drive et je vous souhaite de très bonnes fêtes de fin d’année.
PS : bon quand même, outre l’écoute intégrale de Madman, allez voir cette reprise habitée de l’intouchable The river de Bruce Springsteen par le sieur Rowe, elle en vaut la peine.