La vie de château
Elton John Honky Château (1972, Mercury / Universal)
Quand Elton John et ses musiciens investissent les studios du mythique château d’Hérouville au début de l’année 1972 pour enregistrer les morceaux qui composeront ce Honky Château, le bonhomme s’affirme bien résolu à ouvrir un nouveau chapitre d’une carrière déjà bien lancée sur les rails du triomphe. Aux USA, les chiffres de vente de l’Anglais progressent à chaque album depuis la révélation Your song deux ans plus tôt et la dernière levée de Mister John, l’album Madman across the water, porté par les tubes Levon et Tiny dancer, a confirmé son potentiel commercial – et artistique – même si, jusque-là, son pays natal se montre plus rétif aux séductions de sa musique. Honky Château sera la mèche qui propulsera Elton “Rocket man” John vers des hauteurs jusqu’à lors inégalées.
Oh, you make me mellow / Oh, I make you mellow / Wrecking the sheets real fine / Heaven knows what you sent me, Lord / But God, this is a mellow time
Mellow
Au-delà de ces considérations bassement mercantiles, il faut bien reconnaître que Honky Château est une réussite artistique majeure. Deux ans plus tôt, le binôme John / Taupin avait déjà frappé fort avec le formidable Tumbleweed connection dont j’ai tressé les louanges il n’y a pas si longtemps. Madman across the water, souvent mieux considéré, m’apparaît en comparaison moins brillant, semblant trop souvent s’affaisser sous sa propre densité pour se révéler au final capiteux au risque de la migraine. John, flanqué de sa fidèle troupe de musiciens – la plupart l’accompagnant depuis Tumbleweed connection, sans oublier Gus Dudgeon à la production et l’indispensable Bernie Taupin au stylo – prend lui aussi conscience d’avoir un brin chargé la barque et il décide de recentrer quelque peu sa musique. Il choisit de délaisser les arrangements de cordes que cousait pour lui Paul Buckmaster depuis son deuxième album. L’idée est ici de renouer avec un son plus direct, d’aller chercher les “vibrations” d’un groupe de rock, en un mot, d’aller vers davantage de simplicité.
Mars ain’t the kind of place to raise your kids / In fact, it’s cold as hell / And there’s no one there to raise them if you did / And all this science, I don’t understand / It’s just my job five days a week
Rocket man (I think it’s going to be a long, long time)
Dans un cadre favorable à la création, toute la troupe de musiciens étant rassemblée en un seul endroit pendant la durée de l’enregistrement, la paire John / Taupin s’avère extrêmement prolifique et concentrée pour bâtir les compositions de Honky Château. Dans une ambiance studieuse de frénésie créative, les chansons prennent forme avec une rapidité étonnante et l’album est mis en boîte en seulement deux semaines. Le résultat est absolument formidable. On imagine que la conception “eltonienne” d’un son brut décoiffera plus d’un punk (on n’est pas chez les Ramones ici) mais la musique du bonhomme a clairement fait l’objet d’une roborative décantation depuis Madman across the water. Elton John continue de révérer le blues, le boogie, le rock and roll, le gospel même sur Salvation, toute cette musique nord-américaine qui ne cesse d’aimanter son regard depuis ses débuts. Honky Château se nourrit donc aux mêmes sources que Tumbleweed connection mais Elton John relève désormais ces influences d’un savoir-faire de la chose pop devenu assez bluffant, mêlant mélodies accrocheuses, richesse instrumentale et sophistication subtile. Tout paraît ici à sa juste place et Elton John ne cède jamais à son péché mignon, cette tendance à l’emphase et à l’outrance qui ne tardera guère à revenir le tenter.
This Broadway’s got / It’s got a lot of songs to sing / If I knew the tunes, I might join in / I’d go my way alone / I’d grow my own, my own seeds shall be sown in New York City
Mona Lisa and mad hatters
On cèdera d’entrée aux charmes irrésistibles du précieux Honky cat, boogie à la souplesse de chat et au déhancé subtil. On ne résistera pas davantage à la mélancolie feutrée de l’impeccable Mellow, ballade cotonneuse baignant dans un mélange d’hédonisme et d’apathie heureuse. Au fil du disque, Elton John navigue entre les genres avec bonheur au fil de ses humeurs : l’humour noir de I think I’m going to kill myself se décline façon doo-wop comme le plus nerveux Hercules. Sur Susie (dramas), John s’invite au saloon le temps d’un morceau de blues-rock classieux. L’excellent Slave pourrait s’offrir un strapontin sur Exile on Main Street tandis que plus loin, Elton John dépose une de ses ballades les plus emblématiques – et des plus touchantes – , Mona Lisas and mad hatters, dont la finesse ourlée de mandoline scintille comme un tissu étoilé. On n’oubliera évidemment pas de célébrer le sommet du disque, le fabuleux Rocket man et sa grâce aérienne, rêverie colorée teintée de nostalgie et qui semble tournoyer au-dessus de nous comme un mobile lumineux fixé à notre plafond.
There’s a rumor of a war that’s yet to come, yet to come / That may free our families, free our families and our sons, and our sons / It may lay green lands to barren waste, all to waste, all to waste / Oh, the price of release is a bitter blow to face, oh, to face
Slave
Indéniable réussite artistique, un des tous meilleurs albums du futur Sir Elton John, Honky Château allait décrocher une timbale monumentale, atteignant le sommet des charts US et d’ailleurs et ouvrant un cycle vertigineux de succès traduit par des chiffres de vente proprement inédits. La suite réservera d’autres réussites mais avec le recul, Honky Château apparaît comme un moment suspendu avant que son auteur ne plonge dans un maelstrom qui manquera le broyer, un trou d’eau apaisant avant d’être emporté vers les rapides.