L’homme de verre
Elliott Smith Roman candle (1994, Domino)
Au début des années 1990, Elliott Smith mène une double vie. Le jour, comme tout musicien de la scène rock du nord-ouest des USA (ici Portland, Oregon) de l’époque, Docteur Elliott joue au sein d’un combo grunge dénommé Heatmiser (dont j’avoue ne pas connaître grand chose). La nuit, du moins aime-t-on se le figurer ainsi, Mister Smith interprète ses compositions seul à la guitare et les enregistre sur son 4-pistes, posant sans le savoir les bases de sa légende.
Un an après la parution du premier LP de Heatmiser, Dead air, Elliott Smith publie donc ce premier album solo, Roman candle. Débarrassé de la compagnie des autres membres du groupe, notre homme semble n’aspirer qu’au silence et au murmure. Dans un registre qu’on pourrait croire passablement rebattu (un homme seul et sa guitare), il parvient à créer des formes neuves, des esquisses d’une intensité peu commune. Écouter les deux premiers albums solo d’Elliott Smith serait un peu comme assister à la naissance d’un torrent. Avec ces morceaux tremblés, le songwriter américain semble faire jaillir le premier cours d’une source qui s’écoulera bientôt avec majesté. Malgré son aspect encore un peu vert par endroits, la musique d’Elliott Smith sidère déjà à plusieurs reprises par sa façon de faire vibrer tout l’espace autour d’elle. Tel un homme de verre, fragile et intense, Smith réfléchit la lumière comme pas deux, déployant ses mélodies en inquiétants contre-jours comme en éclaircies miraculeuses.
L’album est assez court, à peine plus de trente minutes, et s’apparente parfois aux premiers pas hésitants d’un songwriter encore peu sûr de sa démarche. Et pourtant… Roman candle, le morceau éponyme, vibrionne d’une intensité inquiète, presque menaçante, premier aperçu du malaise monstre qui parcourra toute l’œuvre d’Elliott Smith, ce mal-être permanent sublimé par sa musique. Le bonhomme nous offre surtout l’incroyable Condor Ave., ballade urbaine et nocturne à vous fendre l’âme en deux, les mots peinant à exprimer tout ce qu’il se passe ici en trois minutes et quelques. L’air de ne pas y toucher, Elliott Smith dégaine une chanson immense, la première d’une longue série serai-je tenté d’ajouter. On pourra aussi mentionner la tendre douceur (douleur?) de No name #1 ou les frissons affleurant à la surface du dylanien No name #2. On retiendra aussi l’électrique Last call, morceau là encore habité d’une urgence cruciale, sur lequel Smith déverse des mots d’une noirceur d’encre: « I wanted her to tell me that she would never wake me / I’m lying here waiting for sleep to overtake me ».
Après Roman candle, Elliott Smith continuera un temps de se partager entre Heatmiser et ses albums solo, faisant paraître un deuxième album solo en 1995, déjà situé un cran au-dessus de ces premiers moments. La révélation viendra avec le magnifique Either/or de 1997 puis ce sera le fabuleux enchaînement XO (1998) – Figure 8 (2000) qui vaudra à son auteur sa place au panthéon des grands songwriters modernes. Une mort tragique viendra malheureusement le faucher en 2003.
2 réponses
[…] son groupe de rock à guitares, et une carrière solo entamée à peine un an plus tôt avec un Roman candle plein de promesses exhibant sous une acoustique à fleur de peau des fêlures larges comme des […]
[…] morceau qui ouvre le premier album solo de l’immense Elliott Smith révèle déjà la force émotionnelle du compositeur, cette […]