La vie en grand
Jeff Buckley Grace (1994, Columbia)
Tous les disques chroniqués dans ces colonnes sont forcément liés peu ou prou à un bout de ma vie, chacun fait vibrer une corde de mon intimité, mais soyons honnêtes, certains plus que d’autres. Avec Grace de Jeff Buckley, il s’agit pour moi ce soir d’évoquer un album à l’influence proprement fondamentale, pour toutes les portes qu’il a pu ouvrir et les souvenirs qu’il charrie. Grace, ce sont mes vingt ans, la bande-son d’une entrée progressive dans l’âge adulte (est-elle vraiment terminée ?), la musique qui accompagna (avec quelques autres) mes premières années d’étudiant et la découverte d’une forme d’indépendance avec l’éloignement (pas très grand il est vrai mais quand même) du cocon familial, indépendance peuplée de rêves, de peurs et de désirs. Grace, ce fut la découverte d’une musique “pas comme les autres”, l’un des disques qui me fit franchir le seuil d’un univers différent, une des mèches qui alluma une flamme que j’espère voir brûler jusqu’à ma mort. Grace, c’est encore un réservoir inépuisable de sensations fortes, un coup d’éclat flamboyant et aérien, un éclair de liberté et la démonstration brillante que l’intensité et la nuance peuvent aller ensemble et se renforcer mutuellement. Bref, Grace est un très grand disque mais aussi un disque madeleine, le compagnon de dizaines de soirées passées à l’écouter, seul ou entouré d’amis sûrs, témoin de rires (nombreux) et d’excès, de larmes et d’espérances.
I’m lyin’ in my bed / The blanket is warm / This body will never be safe from harm / Still feel your hair, black ribbons of coal / Touch my skin to keep me whole
Mojo pin
Tellement lié à une période de ma vie, j’ai pendant longtemps tenu Grace en respect, comme un souvenir un peu figé de ma jeunesse, sans plus trop oser l’écouter, de peur peut-être de m’apercevoir que ses couleurs aient pu ternir en même temps que je vieillissais. J’ai sans doute fait l’erreur de sous-estimer la force des sortilèges de ce disque magique. Réécouter Grace aujourd’hui est heureusement bien loin de se résumer à une séquence nostalgie à s’infuser de temps en temps, pour se remémorer ce qu’on était et qu’on est finalement plutôt heureux de ne plus être. Grace recèle en lui suffisamment de ressources et de vie pour ne pas se laisser figer dans le formol de la mémoire et nous parler encore avec une acuité intacte.
I lost myself on a cool damp night / I gave myself in that misty light / Was hypnotized by a Strange delight / Under a lilac tree / I made wine from the lilac tree / Put my heart in its recipe / It makes me see what I want to see / And be what I want to be
Lilac wine
Qu’entend-t-on dans Grace aujourd’hui ? Si vous ne le savez pas encore, vous y trouverez l’amour et le mystère, le rêve et l’érotisme, la fièvre et la joie. Vous y verrez le fils orphelin d’un père funambule s’en aller à son tour défier les lois de la gravité. Vous y entendrez un guitariste prodigieux ainsi qu’un musicien orgueilleux et avide de se confronter à ses idoles, s’appropriant avec la même “grâce” Leonard Cohen, Nina Simone ou Benjamin Britten. Vous y retrouverez Led Zeppelin et Van Morrison, l’emphase et l’audace, le plaisir toujours renouvelé de décoller du sol parce qu’il faut vivre fort et vibrer beaucoup. Vous découvrirez un chanteur époustouflant, lâchant la bride à sa voix pour mieux en éprouver les limites avant de la rappeler à lui avec un sourire de contentement. Vous y entendrez aussi un groupe compact et soudé, procurant au soliste qui brûle le devant de la scène des fondations suffisamment solides pour qu’il n’ait plus qu’à déployer ses ailes. Car si Jeff Buckley capte toute la lumière, il ne faudrait pas oublier les brillants soutiers qui œuvrent dans son ombre, notamment le mentor Gary Lucas à qui on doit en partie Mojo pin et Grace (rien que ça).
We walked around till the moon got full like a plate / And the Wind blew an invocation and I fell asleep at the gate
So real
J’ignore ce que ça peut faire de découvrir Grace aujourd’hui à vingt ans, mais à quarante ans (un peu plus) et après avoir quand même écouté des centaines et des centaines de disques, l’effet est toujours là. On est certes plus sensible aux menues faiblesses qu’il recèle (Eternal life) et au fait des influences qui l’inspirent, mais on demeure toujours soufflé par tout le reste. Les arpèges de guitares qui ouvrent l’introductif Mojo pin ont gardé leur fascinante aura de mystère et Jeff Buckley s’y entendait – avec le précieux concours d’Andy Wallace à la production – pour créer ces atmosphères oniriques et surréelles, nous emmenant avec lui dans ses rêveries emplies d’amours troublées. Cette brume qui d’un coup se change en tempête, on la retrouve sur ce Mojo pin inaugural mais aussi sur l’extatique So real ou sur le prodigieux Dream brother terminal. On demeure aussi sidéré par ces chansons de voltigeur que sont Last goodbye ou surtout l’exceptionnel Grace, torrent qu’on regarde abasourdi sortir de son lit, fracassant progressivement tous les barrages qui voulaient en contenir le flot. Bien évidemment, difficile de passer outre la beauté immaculée de Lilac wine ou de Hallelujah, emprunté à Leonard Cohen, et devenu à notre corps défendant un classique de tout concours de chant télévisé, et nous donnant malheureusement souvent l’impression de voir un paquet d’ahuris enrhumés se moucher dans notre plus belle literie. J’avouerai aussi mon amour infini pour ce Lover you should’ve come over, peut-être mon morceau préféré, pour sa tendre évidence et pour ce qu’il donne à voir un Buckley sans esbroufe, laissant libre cours à son talent sans jamais sembler le forcer : un vrai moment de grâce éternelle.
There is a child sleeping near his twin / The pictures go wild in a rush of Wind / That dark angel he is shuffling in / Watching over them with his black Feather wings unfurled
Dream brother
Je garde de Jeff Buckley une image de concert, celle d’un jeune homme frêle, en tee-shirt blanc, entouré d’un halo de lumière, duquel émanait un fascinant mélange de douceur et d’intensité. J’aime à croire aussi que je lui dois un peu une façon de regarder la vie, de la croire toujours plus grande qu’elle ne veut bien paraître. Et si ce n’est qu’illusion, je lui devrais alors un peu de cette foi, cette foi dont peut parfois naître la grâce.
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[…] Tim Buckley. Et c’est peu dire que le choc fut grand, tant l’écoute du fantastique Grace a profondément marqué l’évolution de mes goûts musicaux, ouvrant devant moi des […]