Tim Buckley S/T (1966, Elektra)
Comme beaucoup de ceux de ma génération, j’ai découvert le fils avant le père, Jeff Buckley avant Tim Buckley. Et c’est peu dire que le choc fut grand, tant l’écoute du fantastique Grace a profondément marqué l’évolution de mes goûts musicaux, ouvrant devant moi des perspectives esthétiques et émotionnelles jusque là insoupçonnées. Une fois Jeff placé sur ma carte, j’en vins assez vite à découvrir la musique du père, Tim, à travers Goodbye and hello, son chef-d’œuvre de deuxième album ; j’en vins même à penser pendant quelque temps que le talent n’était qu’une affaire d’hérédité. Curieusement, j’en suis très longtemps resté là avant d’acheter quelques années plus tard sur une brocante Happy sad. L’approche fut plus difficile, le charme moins immédiat mais je sentais qu’il y avait là une source de liberté assez fascinante. Là encore, j’en restais là plusieurs années durant, comme hésitant à approcher de trop près le mystère entourant la figure de Tim, père indigne, chanteur superlatif, artiste maudit mort comme son fils à 28 ans mais avec derrière lui 9 albums au compteur alors que son illustre rejeton serait à tout jamais l’homme d’un disque (et quel disque). C’est seulement depuis quelques semaines que j’ai l’impression d’être vraiment rentré de plain-pied dans l’œuvre du bonhomme, choisissant de commencer par le commencement pour bien prendre la mesure de ce qui se jouait vraiment au cœur de cette musique aux semelles de vent.
Autumn temptress, sundown angel / Inside your blood you aren’t so young / I came to you a loving vandal / And heard your heart and touched your tongue
I can’t see you
Au commencement fut donc ce premier album. Alors que le tout jeune Tim Buckley commence à se faire un nom dans les cabarets folk de Los Angeles, il est repéré par le manager de Frank Zappa, Herb Cohen, qui lui permet de donner un concert à New York. Sa prestation suffit à convaincre les pontes du fameux label Elektra qui signent illico le jeune prodige pour enregistrer ce Tim Buckley inaugural. Entouré d’une équipe prestigieuse (Jac Holzman à la production, Van Dyke Parks, Jack Nitzsche, le guitariste Lee Underwood), Tim Buckley évolue le long de ces douze morceaux dans un registre folk-rock relativement classique mais d’un excellent niveau. Car malgré ses dix-neuf ans, la personnalité de Buckley imprime sa marque sur la grande majorité des morceaux. On a déjà affaire à un songwriter de très bonne facture, aussi à l’aise dans le registre de la ballade toutes voiles dehors (Wings) que dans la cavalcade byrdsienne, comme sur le superbe I can’t see you introductif. Mais surtout, Buckley peut aligner un atout unique, avec sa voix extraordinaire, qui virevolte déjà au-dessus des morceaux. Parfois impérieux, souvent aérien, ce chant qui s’élève trace des lignes de fuite vers les nuages, semblant déjà viser – même de façon informulée – un autre horizon, ailleurs, là-bas.
And if he’d smile your loving blood would dance / One silent kiss leaves you in a trance / And now you know you cannot live alone / But you will find your future is unknown
Wings
Certes, quand on connaît la production ultérieure de Tim Buckley, on ne peut s’empêcher de le trouver encore un peu vert, laissant paraître ici et là quelques défauts, quelques titres plus ou moins aboutis ou trop passe-partout pour un si grand vivant (Aren’t you the girl, She is, It happens every time). Mais le jeune homme aux boucles d’ange est déjà capable d’aligner une demi-douzaine de morceaux remarquables. On pense en premier lieu à ce sublime Wings et à son drapé de cordes somptueux dessiné par Jack Nitzsche ; on pense aussi à cet étonnant Strange street affair under blue qui n’en finit pas d’accélérer jusqu’à nous en faire perdre la tête, tournoyant comme un enfant qui voudrait perdre l’équilibre. Tim Buckley dégage une énergie et une vitalité roboratives, qui fouettent le sang de morceaux comme Understand your man, Grief in my soul ou Song for Janie. Et quand le jeune étalon ralentit le pas, on le voit s’ébrouer au bord de l’océan, observant le ressac et semblant entendre au loin l’appel d’une sirène perdue (Song slowly song), et le tout sonne comme des prémices à ce qu’on trouvera sur le merveilleux Happy sad.
I got sorrow / I’m in a storm that’ ll spare no travelin’ man / I fear tomorrow / Got a love that died long before it began
Grief in my soul
Tim Buckley marque le début d’une trajectoire unique, qui délaissera vite les sentiers bien balisés du folk-rock pour aller voir du côté du jazz et de ses improvisations, rétive à tout ce qui pourrait entraver sa liberté. Déjà quasi-inconnu de son vivant, Tim Buckley est aujourd’hui, presque ironiquement, caché sous l’ombre portée par la figure d’un fils qu’il avait peu ou prou abandonné. Il y a pourtant là des trésors dont je ne manquerai pas de vous parler très prochainement.