Le chœur des anges
Roy Orbison Mystery girl (1989, Virgin)
Parmi mes nombreuses lacunes, j’avoue que ma culture musicale « pop-rock » (pour simplifier) s’est très peu aventurée jusqu’avant disons 1965. Ma connaissance de ce qu’on appellera rapidement les « pionniers du rock » est donc assez minimale malgré quelques notions et quelques exceptions, parmi lesquelles figure justement Roy Orbison. Et avant de remonter le temps par la grâce de quelques compilations ouvertes comme autant de malles aux trésors, il y eut d’abord ce Mystery girl, magnifique chant du cygne de celui que l’on surnommait le Big O.
In dreams we do so many things / We set aside the rules we know / And fly the world so high / In great and shining rings / If only we could only live in dreams / If only we could make of life / What, in dreams, it seems
In the real world
Fils d’un petit exploitant pétrolier, le petit Roy Orbison grandit dans le Texas d’après-guerre et se retrouve emporté comme beaucoup alors par la vague du rock and roll qui déferle sur la jeunesse américaine. Marqué par un concert d’Elvis à Austin en 1954, il joue au sein des Wink Westerners puis des Teen Kings avec lesquels il enregistre le morceau Ooby dooby. Ce titre lui vaut d’être repéré et signé (avec son groupe) sur le mythique label Sun Records de Sam Phillips et de tourner avec quelques-unes des pointures du catalogue Sun, dont Johnny Cash. Néanmoins, un brin déconcerté par le succès de ce titre et ne souhaitant pas aller dans la direction artistique désirée par son label, Orbison délaisse quelque peu le devant de la scène et se contente plusieurs années durant de composer pour les autres – dont les Everly Brothers. En 1960, passé chez Monument Records, il enregistre Only the lonely, refusé par les mêmes Everly Brothers, et décroche un carton de premier ordre.
Everyone you know’s been through it / You bite the bullet, then you chew it / Tie a knot at the end of your rope / Buy a book to help you cope / But no consolation gonna come / You’re the only one
The only one
Entre 1960 et 1964, Orbison aligne une impressionnante série de chansons fabuleuses qui deviennent autant de tubes, de Running scared à In dreams en passant par Oh, pretty woman et les immenses Crying (une des plus belles chansons du monde) et It’s over. Doté d’une voix peu commune, capable d’aller chercher très haut dans les aigus et de naviguer sur plusieurs octaves, et surtout de toucher au cœur comme peu d’autres interprètes, Orbison se révèle un songwriter de premier ordre aux visées panoramiques, n’hésitant pas à s’adjoindre les services d’un grand orchestre pour accroître encore l’intensité dramatique de ses morceaux. Dès 1965, Orbison commence néanmoins à subir le contre-coup de la British Invasion qui impacte ses chiffres de vente. Mais c’est un malheur sans comparaison qui va s’abattre sur le pauvre Orbison avec une férocité inouïe. En 1966, sa femme Claudette se tue dans un accident de moto puis, deux ans plus tard, il perd ses deux fils dans l’incendie de sa maison. Démoli par ces tragédies, un brin dépassé aussi par les évolutions musicales d’une époque bouillonnante, Orbison disparaît peu ou prou pendant une bonne quinzaine d’années, même s’il sort encore quelques disques à l’audience étique.
One look from you, I drift away / I pray that you are here to stay
You’ve got it
Au début des années 1980, Roy Orbison commence à revenir à la surface, supporté par quelques fans illustres comme Bruce Springsteen. Les hardeux de Van Halen se fendent d’une reprise de Oh, pretty woman et surtout, David Lynch utilise pour une scène d’anthologie de son Blue velvet le merveilleux In dreams du chanteur à lunettes. Orbison est intronisé au Rock and Roll Hall of Fame en 1987 et suscite un discours empli d’admiration du Boss avant que Virgin ne fasse paraître un best of qui le remet sur le devant de la scène. En 1988, Orbison se retrouve à participer à la drôle d’aventure des Travelin’ Wilburys, supergroupe formé avec – excusez du peu – George Harrison, Jeff Lynne (ELO), Tom Petty et Bob Dylan. L’album de cette réunion d’anciens (et illustres) combattants décroche un vrai succès et Orbison entre en studio en 1988 pour un nouvel album, entouré par un aréopage d’admirateurs fervents qui vont donner le meilleur d’eux-mêmes au service du Big O : Jeff Lynne, Tom Petty, Elvis Costello et Bono et The Edge de U2. Mais le destin n’avait pas fini de s’acharner sur Roy Orbison, qui décède d’une crise cardiaque un mois avant la sortie de l’album qui devait consacrer son lumineux come-back.
One sunny day, I’ll get back again / Somehow, someway but I don’t know when
California blue
Car Mystery girl est une franche réussite, un somptueux retour en grâce pour un homme qui confirmait qu’il était toujours capable d’aller tutoyer le chœur des anges. On retrouve en effet ici un Roy Orbison au sommet de sa forme artistique, insufflant dans chacune de ces chansons un romantisme éblouissant, une innocence et une profondeur qui confinent au sublime sur les meilleurs moments du disque. Orbison décroche déjà ici un hit posthume avec l’excellent et entraînant You’ve got it. Surtout, il offre à ses admirateurs quelques unes de ses plus belles ballades. Sur les exceptionnels A love so beautiful ou In the real world (écho à son immortel In dreams), Orbison chante plus que jamais le cœur au bord des lèvres et l’écoute de ces deux merveilles pourra faire perler une larme à vos paupières. Roy Orbison chante avec la simplicité désarmante des grands innocents, avec un romantisme jamais niais et toujours bouleversant, le visage marqué par les cicatrices indélébiles causées par l’existence. Plus fort encore, dans l’atmosphère de grâce qui semble avoir accompagné l’enregistrement de cet album, il inspire à Bono et The Edge une chanson extraordinaire, un chef-d’œuvre inusable et scintillant de beauté avec l’immense She’s a mystery to me, sorte de miracle au pouvoir érectile infaillible sur mon système pileux. Tout n’est pas parfait néanmoins sur ce Mystery girl et Costello en rajoute un brin dans la dramaturgie avec son The comedians mais Orbison aligne quand même aux côtés des sommets précités d’autres morceaux de fort belle facture, comme ce The only one et son suave déhanchement ou ce California blue à rendre jaloux Chris Isaak, autre héritier du maître.
In the night of love words tangled in her hair / Words soon to disappear / A love so sharp it cut like a switchblade to my heart words tearing me apart / She tears again my bleeding heart / I want to run she’s pulling me apart / Fallen angel cries / And I just melt away / She’s a mystery to me
She’s a mystery to me
Avec sa voix hors normes, ses habits noirs comme ses éternelles lunettes et ses ballades à fendre l’âme, Roy Orbison a réussi au fil d’une carrière et d’une vie marquée par la Camarde, à conférer une dimension quasi cosmique à sa musique, composant ou interprétant de ces chansons qui emplissent l’espace et semblent toucher en quelques notes à l’essentiel (ce Crying quand même ! ) . Par je ne sais quel pacte faustien, ces miracles qu’il dispensait ont du s’accompagner d’une poisse effrayante, rendant son destin aussi triste que ses chansons sont belles.