Drôles de têtes
Talking Heads More songs about buildings and food (1978, Sire)
Contrairement à leurs coreligionnaires de Television, autre figure de proue de la nouvelle vague punk new-yorkaise circa 1976-1977 et pensionnaires comme eux du mythique club CBGB’s, les Talking Heads allaient franchir avec brio l’épreuve souvent périlleuse du deuxième album. Avec ce More songs about buildings and food paru à l’été 1978, le quartet mené par l’intrigant David Byrne confirmait avec force l’originalité affichée sur son premier opus et transformait pour ainsi dire l’essai. Ce deuxième LP des « têtes parlantes » marquait surtout les débuts de la collaboration en or massif entre le groupe et le génial Brian Eno, qui prenait ici les manettes pour une aventure au long cours qui allait avoir un impact proprement immense sur l’histoire du rock et de la pop.
They might be better off … I think … the way it seems to me / Making up their own shows, which might be better than T.V.
Found a job
Talking Heads : 77 avait permis au groupe d’afficher une singularité frappante qui allait influencer pléthore de groupes post-punk, XTC ou Gang of Four prenant par exemple consciencieusement note de la raideur dansante de Byrne et de ses acolytes. More songs… poursuit dans la direction ouverte par son prédécesseur et ne constitue pas (encore) le disque du grand bond en avant. Le groupe met en revanche à profit la production de Brian Eno pour arrondir un poil les angles aigus qui pouvaient rendre certains aspects de sa musique inconfortables. On demeure cependant loin de la lounge-music et les Talking Heads continuent de proposer un fascinant grand écart entre hiératisme et mouvement, chaque chanson alternant dans un étonnant chaud-froid entre l’hédonisme du funk et la nervosité étranglée du punk. D’un côté, la section rythmique amène son exceptionnelle souplesse, de l’autre, les guitares tranchent comme le rasoir et le chant vrillé, parfois convulsé, de David Byrne. Le funk-rock du groupe peut ainsi se transformer en un tournemain en transe frénétique et la dynamique élastique d’un morceau peut basculer très vite vers une inquiétante étrangeté. David Byrne semble toujours cacher dans son ombre quelque chose du Psychokiller qu’il chantait sur 77, par sa voix ou ses textes, tantôt ironiques, tantôt naïfs, souvent les deux à la fois.
Take it easy baby…Don’t let your feelings get in the way / Some day, I believe, we can live in a world without love / I can answer your questions, if you won’t twist what I say / Please respect my opinions, they will be respected some day / Because we don’t need love / I believe that we don’t need love / There’ll come a day when we won’t need love
I’m not in love
Il serait cependant abusif de laisser croire que tout l’album baigne dans la tension et le malaise. Au contraire, les Talking Heads placent au fil du disque une brochette de morceaux entraînants sans (trop d’) arrières-pensées, paraissant parfois presque détendus. C’est le cas notamment sur l’excellente reprise du Take me to the river d’Al Green, qui vaudra au groupe de décrocher son premier hit. Ailleurs, la folle cavalcade de l’introductif Thank you for sending me an angel ouvre d’emblée l’album à tous les vents. Plus loin, The good thing laisse flotter le temps de ses couplets comme un léger souffle d’Extrême-Orient, confirmant que les oreilles du groupes étaient plus que largement ouvertes aux sons du monde. La frénésie funk-punk du groupe se retrouve sur un Found a job qui fait la danse de Saint-Gui, des araignées au plafond et des fourmis dans le pantalon. Outre le Take me to the river sus-mentionné, la deuxième partie de l’album s’avère particulièrement réussie, des accélérations de guitare de I’m not in love à un Stay hungry progressivement gagné par la fièvre pour culminer dans une coda possédée et jusqu’au final de The big country, ballade country-rock à l’ironie mordante dans laquelle Byrne avoue tout ce qui le sépare de l’Amérique moyenne qui défile sous ses yeux.
I wouldn’t live there if you paid me / I couldn’t live like that, no siree! / I couldn’t do the things the way those people do / I couldn’t live there if you paid me to / I guess it’s healthy, I guess the air is clean / I guess those people have fun with their neighbors and friends / Look at that kitchen and all of that food / Look at them eat it’ guess it tastes real good
The big country
More songs… n’est cependant pas exempt de tous défauts. Le groupe creuse son sillon mais on le sent parfois à la limite de tourner en rond, comme s’il cherchait sa voie. C’est exactement ce que ces têtes chercheuses faisaient d’ailleurs, et leurs trouvailles allaient les emmener bien plus loin avec Fear of music (1979) et la bombe Remain in light (1980). On y reviendra bien entendu.