Sébastien Tellier L’aventura (2014, Record Makers)
Il y a des artistes qu’on suit avec une loyauté sans faille, veillant à n’en point manquer une sortie ; qui nous accompagnent au fil des années et qu’on prend plaisir à voir changer en même temps que soi-même. Mais, en fait, ceux-là sont assez rares et le plus souvent, nos amours musicales sont emplies de béances, de pertes de vue et de retrouvailles chaleureuses. Ma culture musicale se bâtit donc ainsi, par l’assemblage des milliers (des millions ?) de pièces d’un puzzle gigantesque et proprement interminable, que je complète tantôt par touches impressionnistes et aléatoires (qui feront sens un jour – ou pas), tantôt avec méthode pour venir à bout d’une partie du grand tout, qui s’avèrera au final toujours changeante et incomplète. En un mot, un bonheur infini. Mais cessons ces digressions oiseuses et retournons à nos moutons avec le huitième album – le dernier en date si l’on exclut son travail de compositeur de bandes originales de films – de l’inclassable Sébastien Tellier.
La calypso caresse le sol / Elle joue un jeu dansé / Elle bercera les grand visage / Du Brésil oublié
L’amour carnaval
Il s’en est passé des choses dans la vie et la carrière du bonhomme depuis ses remarquables débuts avec cette Incroyable vérité dont je vous causais il n’y a pas si longtemps. Je n’ai pas suivi tous les épisodes, je l’avoue, et j’en étais resté avant de recroiser la route du barbu pour cette Aventura brésilienne à Sexuality, ce drôle de concept-album lubrique et sympathique. J’ai donc observé de loin le délire spiritualiste de My God is blue et suis passé à côté du suivant Confection sans que le bonhomme me manque énormément. Mais me voici ma foi ravi de retrouver un Sébastien Tellier en excellente forme avec ce disque globalement très réussi.
Sous les rayons du soleil / Il peint le bonheur des siens / Sous le soleil et la lune / Il vient libérer quelqu’un
Sous les rayons du soleil
Le propos liminaire a pourtant de quoi effrayer : jamais avare de concepts a priori fumeux, Sébastien Tellier entreprend ici de réinventer son enfance au Brésil, de célébrer cette période de sa vie en la transposant dans un pays largement fantasmé, pour sa joie de vivre, sa musique, sa lumière. On pourrait craindre le pire mais l’épatant bonhomme trouve moyen de relever le défi avec talent et réussit à retourner à son avantage les éléments qui auraient pu desservir gravement son projet. En donnant libre cours à une forme de naïveté teintée de nostalgie qu’on retrouvait déjà dans certains de ses précédents albums, Tellier réussit à livrer un disque profondément personnel, parfois diablement touchant et assumant une ambition musicale de haute volée. On se figure ainsi souvent à l’écoute de nombreux morceaux de l’album une drôle de rencontre entre Polnareff et Air sous les auspices du douanier Rousseau. Ce tropicalisme de carte postale permet à Tellier de nimber la mélancolie qui semble l’habiter à l’évocation de son enfance d’une lumière chaude et bienveillante et au final, de trouver la bonne distance pour nous toucher de par sa mise à nu.
Pourtant je ne parle pas de moi, vipère / Quartier chaud sur la côte / Un fusil sur l’épaule / Cette poussière m’aveugle / Et je revois le monstre / Il s’approche, il frappe / J’ai envie de tirer
Ricky l’adolescent
Dans ses meilleurs moments, L’aventura transporte l’auditeur dans un paysage musical splendide et luxuriant, empli d’une lumineuse nostalgie comme sur le superbe instrumental introductif Love. Assisté de Jean-Michel Jarre et Philippe Zdar (de Cassius) pour ses penchants électroniques, Tellier a également eu la bonne idée de confier ses arrangements de cordes au producteur local Arthur Verocai. Ceux-ci confèrent une majesté bouleversante au formidable Sous les rayons du soleil, qui donne à entendre un Sébastien Tellier à son meilleur, touché par la grâce des grands innocents. Sur le flottant Ma Calypso ou le dépouillé et rêveur L’amour carnaval, il endosse sans faux pli les costumes classieux de la musique brésilienne, le temps d’un air de bossa relevé de traits subtils d’électronica. Le disque n’est pour autant pas sans défauts. Outre des textes dont la naïveté flirte parfois dangereusement avec la niaiserie, certains titres peinent à laisser une empreinte forte, manquant singulièrement de relief pour donner à entendre autre chose qu’une (certes agréable) tapisserie sonore. On reste ainsi un brin circonspect à l’écoute de L’adulte (et son hommage énamouré au dessin animé Les mystérieuses Cités d’or) ou de cette Ambiance Rio qui vrille plus les nerfs qu’elle n’invite à la danse. A croire que Tellier se laisse parfois endormir par l’atmosphère bucolique qu’il souhaite établir. On appréciera d’autant plus de le retrouver hirsute et menaçant sur l’électronique inquiétante de Ricky l’adolescent, brusque montée de sève zébrée de pensées meurtrières. Finalement, c’est la pièce centrale de l’album, Comment revoir Oursinet ? (sic) qui semble pouvoir résumer et contenir les imperfections et les vertus de ce drôle de disque, morceau-fleuve de plus de quatorze minutes qui se déploie en trois parties, entre hachures électroniques et montée orchestrale, et se fait tour à tour émouvant et agaçant, ridicule et émouvant, naïf et audacieux. Il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir condenser autant de choses en une seule chanson, et même un seul album et c’est bien ce mélange entre démesure et innocence qui fascine le plus.