Perfide Albion

Black Box Recorder England made me (1998, Chrysalis)

Black Box Recorder - England made me

Dans l’univers du rock anglais des années 1990, Luke Haines passait généralement pour le cousin acariâtre et méchant, celui qu’on n’invitait pas aux repas de famille de peur de le voir dézinguer les convives façon Festen, même s’il n’aurait plus vraisemblablement pas pris la peine de se déplacer pour s’infliger la compagnie de gens qu’il méprisait. Mais derrière cette mauvaise image savamment entretenue à coup de déclarations fielleuses et d’interviews cassantes, le mélomane savait trouver un songwriter de premier ordre, naviguant plusieurs coudées au-dessus du tout-venant de la pop de l’époque, brit-pop (que le garçon conchiait allègrement) en tête. Aux commandes des Auteurs, Luke Haines aligna entre 1993 et 1996 trois albums marquants, dont un chef-d’œuvre impérissable avec son génial New wave de 1993.

I trapped a spider underneath the glass / I kept it for a week to see how long he’d last / He stared right back of me / He thought that he could win / We played the waiting game / He thought that I’d give in

England made me

Après un très estimable bien qu’inégal After murder park (1996), Luke Haines plaçait ses Auteurs entre parenthèses pour mettre sur pied Black Box Recorder. Bien plus qu’un simple dérivatif, ce nouveau véhicule allait démontrer une fois de plus le talent peu commun du bonhomme dans ses meilleurs jours. A l’époque déjà, je ne savais pas vraiment de quoi ni de qui rapprocher les mélodies perverses de cet album ; 17 ans après, et avec une culture musicale bien plus riche, je peine encore à trouver des accointances évidentes à ces chansons vénéneuses (les Young Marble Giants peut-être). En première ligne avec les Auteurs, Luke Haines prend ici un peu de recul en cédant le micro à la voix (faussement) innocente de Sarah Nixey, se réservant bien entendu le songwriting accompagné pour l’occasion de l’ex-Jesus & Mary Chain, John Moore. Le résultat est une merveille de disque schizophrène, rempli jusqu’à la gueule de dragées au poivre mêlant mélodies sucrées et textes assassins. Avec très peu d’effets, Haines et son acolyte bâtissent des morceaux alliant vice et ingénuité, dans lesquels une voix blanche d’enfant naïve dépeint une vie (anglaise) suintant l’ennui, la dépression et les relations dysfonctionnelles.

Are you a hardcore hooligan ? / Did you really burn the old school down ? / If I set fire to you now / Will you even make a sound ?

Swinging

Haines indiquera dans les interviews de l’époque avoir voulu rendre hommage aux grandes heures d’une certaine pop 60’s américaine, celle des girls-groups de Phil Spector aux mélodies de cristal. Et les chansons de Black Box Recorder évoquent en effet cette période faste pour ce qu’elles dégagent de candeur limpide. Mais comme chez les plus grands orfèvres pop, la clarté de la surface masque mal la noirceur des profondeurs. Le premier morceau porte d’ailleurs un titre quasi programmatique : Girl singing in the wreckage. Et c’est bien cela qu’on entend, une fille qui chante dans les décombres, ceux d’une époque (l’Angleterre de Blair que Haines ne manquait pas d’allumer à chaque occasion) et ceux d’une psyché tourmentée. On aurait tort pourtant de croire que England made me est un disque affreusement plombant, Haines ne manquant ni d’ironie ni d’humour (noir) pour apporter une distance bienvenue quand ses chansons menaceraient de virer glauques. Et l’on ne peut ainsi qu’esquisser un sourire quand la voix de Sarah Nixey susurre : « It’s only the end of the world / Not a death in the family ».

Satellites break up in the atmosphere / Our ashes are scattered in space / All of the answers fall into place / It’s only the end of the world

It’s only the end of the world

Parmi les hauts faits de l’album, on accordera une mention toute particulière au morceau-titre, England made me, fascinante confession hypnotique. Black Box Recorder s’y entend tout spécialement pour les ballades alanguies, sur lesquelles le chant de Sarah Nixey agit comme un puissant sédatif à la beauté narcotique, ainsi de ces It’s only the end of the world, Hated Sunday ou le vraiment magnifique (et réellement émouvant, sans cynisme aucun) Swinging. Les morceaux au tempo plus enlevé sont eux aussi réussis, comme l’impeccable Kidnapping an heiress ou le presque entraînant New baby boom. Impossible également de passer sous silence le toxique Child psychology, portrait au vitriol d’une jeunesse anglaise ponctuée par ce refrain empli d’ironie douce-amère : « Life is unfair / Kill yourself or get over it ». On pourrait reprocher à Haines de se complaire dans une posture cynique et une négativité complaisante mais le perpétuel jeu de balancier entre les textes et les mélodies font tout le sel de ces chansons au charme venimeux. On sait la pomme empoisonnée mais on mord dedans à pleines dents, avalant dans une même gorgée le sucre et l’acide. Et le charme fait son effet.

Close the windows, draw the blinds / I can’t stand it if the sun shines / On Sunday / Hated Sunday

Hated Sunday

Black Box Recorder publiera deux autres albums, The facts of life (2000) et Passionoia (2003), que mes oreilles n’ont fait qu’effleurer sans je l’avoue en retenir grand chose. Luke Haines poursuit depuis une carrière solo discrète mais relativement prolifique. Il s’est par ailleurs fendu de mémoires apparemment particulièrement savoureux, comme le rapportait tout récemment l’éminent JC Brouchard.

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