Volutes et volupté
Morcheeba Big calm (1998, Rhino / WEA)
Il est des disques aventureux et incommodes, qui s’attachent à prendre l’auditeur sciemment à rebrousse-poil et à lui passer nerfs et cœur au papier de verre. On aime chez eux le goût du risque, on chérit leur science du danger et on se prend avec délectation les pieds dans leurs pièges et leurs chausse-trapes. Big calm ne rentre certainement pas dans cette catégorie. Deux ans après avoir émergé dans le sillage de la vague trip-hop déferlée des côtes anglaises, Morcheeba revenait avec ses chansons belles et émollientes, dans la lignée de son très réussi premier album, ce Who can you trust ? dont il fut question dans ces colonnes.
I’d like to meet a mad man who makes it all seem sane / To work out all these troubles and all there is to gain / I’m falling
Over and over
On aurait pourtant tort de voir dans les gens de Morcheeba de simples décorateurs d’intérieur musicaux, des adeptes de tapisserie sonore aussi vite écoutée qu’oubliée. En ce sens, la pochette et sa représentation de ce salon cosy droit sorti d’un catalogue de “Maisons du Monde” apparaît aussi trompeuse que révélatrice. Comme sur Who can you trust ? , la musique distillée par les frères Godfrey et la fascinante Skye Edwards enveloppe et apaise, faisant couler dans les oreilles de ses auditeurs un irrésistible nectar sucré. Les chansons de Morcheeba sont d’une beauté jamais intimidante mais dont l’éclat s’impose avec la simplicité de l’évidence. Ces amateurs d’herbe qui fait sourire (on rappellera que Morcheeba peut être approximativement traduit par “plus de beuh”) semblent avoir trouvé le moyen de distiller leurs vapeurs sans qu’il soit besoin d’inhalation et l’auditeur se retrouve joliment enfumé, porté sur un tapis volant de sensations délicieuses. On aurait pourtant tort de croire la musique de Morcheeba inoffensive, tant le trio semble parfois vouloir flatter nos sens pour mieux nous prendre dans ses filets. La voix de Skye Edwards agit en tout point comme le chant d’une sirène, cherchant à nous séduire pour mieux nous entraîner de par le fonds.
I feel out of place / Just look at my face / Stuck in the mud / Knee-deep in blood girl / Eyes, blindfold / You never said I’m growing old
Blindfold
Musicalement, Morcheeba prend ses distances avec les canons d’un trip-hop alors déjà en bout de course, les icônes historiques du genre (Tricky, Portishead et Massive Attack) étant allées depuis longtemps défricher de nouveaux territoires. Mêlant dans ses morceaux les goûts variés de ses trois membres, du hip-hop au blues en passant par les volutes psychédéliques du rock 70’s, Morcheeba hybride les genres mais sans jamais les brusquer, plus jardinier adepte des greffes naturelles que savant fou. On retrouve donc sur Big calm des morceaux dressant de somptueux drapés de cordes (The sea, Blindfold, Fear and love), une cavalcade countrip-hop de la meilleure eau (Let me see) sur laquelle divague une flûte aérienne, un ragga chaud comme le sable (Friction). On retrouve aussi un bijou de pop orchestrale saisissante, Over and over, qui fait souffler sur nos petits cœurs sensibles une brise emplie d’alarme et fait naître un frisson au creux de notre échine. Et même quand le groupe se prive (l’insensé !) de la voix de Skye Edwards, il parvient à séduire le temps de deux instrumentaux charmeurs, entre le psychédélique Bullet proof et l’indianisant Diggin’ a watery grave. L’album se termine en apothéose avec la lame de fond Big calm menée par le flow du rappeur new-yorkais Nosaj qui fait exploser la palette du groupe en un fantastique feu d’artifice final dont on ressort abasourdi.
Flocking to the sea / Crowds of people wait for me / Sea gulls scavenge / Steal ice cream / Worries vanish / Within my dream
The sea
J’avoue avoir décroché de la discographie après la sortie de leur Charango de 2002, disque honnête mais en-deçà des deux premiers albums du trio. Le groupe poursuit sa carrière, puisqu’il a sorti pas moins de 7 albums depuis ce Big calm, le dernier en date, Head up high datant de 2013. J’aurais peut-être un jour l’occasion de recroiser sa route, qui sait ?