La science des rêves
Grizzly Bear Yellow house (2006, Warp)
Après avoir évoqué il y a peu son premier album, Horn of plenty, continuons ce soir de remonter la discographie du groupe de Brooklyn. Horn of plenty était un projet « domestique », une collection de chansons enregistrées par Edward Droste dans son appartement qui finirent – avec la collaboration de Christopher Bear – par être exposées au grand jour sans être forcément taillées pour affronter le plein soleil. Pour jouer ces morceaux en public, Droste et Bear s’acoquinèrent avec deux autres musiciens, plus proches à l’origine de la scène jazz, Daniel Rossen et Chris Taylor et c’est ainsi que Grizzly Bear cessa d’être le projet solo de Droste pour devenir un groupe à part entière. Cheminement peu banal quand même dans l’univers du rock, au sein duquel les trajectoires tendraient plutôt à aller du collectif vers l’individuel, du groupe vers la carrière solo.
I still can’t find you / Cause I still can’t find you
Easier
Si Horn of plenty ne manquait pas de charme(s), Yellow house constitue sans conteste un pas en avant imposant. Désormais quartet cohérent (Daniel Rossen plaçant ainsi ici plusieurs de ses compositions), Grizzly Bear quitte les paysages tremblés de son premier opus pour gagner de plus vastes territoires, s’ouvrir de plus amples espaces. Le groupe délivre ici une musique complexe et foisonnante, un folk-rock psychédélique qui se déploie en longues plages vaporeuses et oniriques. Le brouillard givrant qui recouvrait les chansons de Horn of plenty s’est dissipé et la lumière entre en grand sans pour autant que le groupe n’y perde en mystère. Sur Yellow house, Grizzly Bear compose au final un bouquet inédit, instillant dans un folk torpide des touches d’électro, envoyant valser ses chansons dans d’acrobatiques figures de style exécutées au ralenti. Les chansons flottent dans une atmosphère cotonneuse, bulles de savon qu’on observe avec fascination, sans savoir si elles vont éclater au ras du sol ou se perdre dans les nuages. L’auditeur se retrouve happé dans une dimension où perception et gravité sont subtilement altérées et où chaque instrument -et ils sont pléthore : cuivres, claviers, guitares, marimbas, banjo, etc. – résonne à l’intérieur de lui. Les références nombreuses viennent à l’oreille – Mercury Rev, Beach Boys, Pink Floyd, Low, Sigur Ros, Tortoise – mais Grizzly Bear reste unique.
I want you to know / When I look in your eyes / With every blow / Comes another lie
Knife
Dès l’introductif Easier, Grizzly Bear livre un merveilleux morceau-aube qui se lève sur l’album comme une aurore prometteuse. Le soleil vient caresser doucement des yeux à peine ouverts, tout scintille, tout vibre et tout brille et c’est proprement magnifique. Lullabye organise ensuite une rencontre au sommet entre Pink Floyd et les Beach Boys tandis que plus loin, Central and remote envoie en l’air comme le meilleur Sigur Ros. Impossible de passer sous silence le génial Plans, ballade cahotante comme on en trouvait déjà sur Horn of plenty, procession troublante et obstinée qui de son pas lent parvient néanmoins à peu à peu décoller comme sur un tapis volant. Chaque écoute de ce disque étonnant révèle son lot de surprises, de détails passés jusque-là inaperçus et qui le rende précieux, comme les crissements électroniques qui viennent parasiter la belle ascension de Plans par exemple. Le vénéneux Knife cache son poison derrière une mélodie qui en ferait presque un tube potentiel tandis que Marla prend quasiment des airs de musique de chambre en reptation – et on pense un peu aux Tindersticks. On n’oubliera pas enfin de s’incliner comme il se doit devant la somptuosité de Colorado qui vient comme couronner l’ensemble, morceau réellement glorieux qui jette ses feux sur l’auditeur et le laisse proprement bouche bée tandis que résonne en lui les harmonies vocales qui conduisent le morceau en haute altitude.
When I clung to you / There was nothing to / Hold on tight with / You left me adrift
Colorado
Malgré toutes ses beautés, Yellow house n’est pas forcément un disque qui se donne facilement et j’avoue qu’il m’a fallu un certain temps avant d’en apprécier pleinement les splendeurs. Trois ans après, le triomphe de Two weeks et de Veckatimest donnera une toute autre résonance publique aux chansons d’or et de nuage des New-Yorkais.