Excès de graisse
Morrissey Southpaw grammar (1995, Reprise)
Autant le dire tout de suite, je n’aborde pas ici le meilleur de la discographie de Morrissey. Ses productions plus récentes me semblent plus intéressantes et le prédécesseur immédiat de ce Southpaw grammar, le merveilleux Vauxhall & I (1994) lui est bien supérieur.
Un an après le somptueux et bouleversant Vauxhall & I, on pouvait espérer que Morrissey continuerait de fouiller cette veine idéale, entre nudité et lyrisme, d’une maturité émouvante comme jamais. Difficile cependant de donner une suite à ce disque de fin de parcours et, un peu à l’image de ce que fit R.E.M. après son sommet Automatic for the people avec le très rock Monster, Morrissey change complètement son fusil d’épaule et déboule ici avec un drôle de disque de rock à guitares, bancal et mal peigné. On y entend donc des drôles de choses, des solos de batterie incongrus (sur The operation ) ou des riffs de guitares un peu gras. Morrissey choisit ici un registre qui ne lui va pas très bien, et tend à noyer ses morceaux sous un gros son rock un peu vain. Surtout, Morrissey se révèle ici économe de son talent, se permettant des mélodies aussi téléphonées que celle du poussif Dagenham Dave, bien loin de ses fulgurances d’antan.
Ce Southpaw grammar apparaît donc comme un disque boiteux, mais quelques éléments viennent rehausser un peu l’ensemble et agrémenter le tableau. Déjà, Morrissey semble prendre un vrai plaisir à jouer fort avec son groupe, même si l’auditeur ne s’y retrouve pas vraiment. Ensuite, certains titres parviennent à passer en force et finissent par emporter l’adhésion, comme le nerveux The boy racer ou le conclusif Southpaw. On retiendra aussi que Morrissey demeure un chanteur d’exception et un parolier brillant, plaçant ici ou là (même si par intermittence) ces traits d’humour vachard, ces bonbons acidifiés qui ont fait sa réputation : sur The operation, on peut ainsi entendre ces mots « You’re just not the same no way / You say clever things and you never used to » ou ce plus direct « Everyone I know is sick to death of you ». Enfin, Morrissey réussit quand même à placer une grande chanson sur ce disque médiocre, l’ébouriffant The teachers are afraid of the pupils, odyssée reptile de plus de 10 minutes qui ouvre l’album sur une note impressionnante. Un sample de Chostakovich vient conférer à ce titre une étonnante intensité dramatique encore renforcée par le chant de Morrissey, entre détachement et cruauté. Morrissey décrit ici – à l’inverse de ses marottes habituelles – un professeur tourmenté par ses élèves, enfants effrayants et mauvais droit sortis du Lord of the flies de William Golding. Le morceau s’étend ainsi, turpide et vénéneux, suintant l’angoisse jusqu’au final où Morrissey psalmodie ces paroles malades: « To be finished would be a relief ». On regrette que tout l’album ne soit pas fait du même bois.
Au final, on se retrouve à jauger un disque assez moyen, chez quelqu’un de qui on a toujours attendu l’excellence et on finit par hésiter entre complaisance (serait-on aussi conciliant avec le même disque chez un groupe médiocre?) et sévérité (serait-on aussi sévère avec le même disque chez un groupe médiocre?). Avec le recul, on sait que ce disque marque si on peut dire, l’entrée de Morrissey dans une phase assez délicate, artistiquement (suivra le tout aussi moyen, quoique peut-être un peu meilleur, Maladjusted avant un silence de 7 ans) et humainement parlant – Morrissey s’engageant dans un rude procès (perdu je crois) avec les anciens membres des Smiths pour des questions de royalties. Le mitan des années 2000 semble avoir rendu à notre homme quelque verdeur créative. Nul besoin de préciser que l’on s’en félicite.