Cabaret sauvage
Soft Cell Non-stop erotic cabaret (1981, Some Bizzare / Mercury)
Marc Almond et Dave Ball se rencontrent à la faculté d’art de l’Université de Leeds et forment peu après Soft Cell, en 1977. Si le duo profite de la formidable libération des énergies permise par la déflagration punk, il n’est pas question pour nos deux larrons de faire table rase du passé. Almond voue ainsi une admiration sans borne pour Marc Bolan et Soft Cell s’inspire de l’exubérance du glam autant que d’une forme de chanson “expressionniste”, de Bowie à Brel en passant bien sûr par Scott Walker. Soft Cell affiche son goût pour l’outrance, la décadence et la théâtralité, si bien que ses prestations scéniques lui valent d’être rapidement remarqué par quelques labels, bientôt pleinement convaincus par un premier EP auto-produit, Mutant moments (1980). Le label Some Bizzare, en train de semer les graines de l’explosion new-wave (avec entre autres Depeche Mode et The The) les signe et fait paraître un premier simple, Memorabilia. Mais le groupe va finalement décrocher un carton monumental avec son deuxième essai, une reprise d’un obscur titre soul interprété en 1965 par Gloria Jones, Tainted love. Le morceau, devenu classique indémodable, propulse Soft Cell sur le devant de la scène et sert de rampe de lancement idéal pour ce Non-stop erotic cabaret, premier LP du groupe qui paraît à son tour en 1981.
I tried to make it work, you in a cocktail skirt / And me in a suit, well, it just wasn’t me / You’re used to wearing less / And now your life’s a mess, so insecure you see
Say hello, wave goodbye
Soft Cell constitue le parfait exemple d’un groupe écrasé par une seule de ses chansons et comme pour tant d’autres, le groupe fut pour moi pendant longtemps uniquement Tainted love, dansé et entendu à chacune des soirées (ou pas loin) que j’ai pu fréquenter au fil des années. Ce fut une émission de Bernard Lenoir avec Hugo Cassavetti qui me fit découvrir que Soft Cell avait plus d’un tour dans son sac mais ce n’est qu’assez récemment que j’ai réellement exploré plus avant la discographie du duo, dont ce remarquable premier album qui ne saurait, croyez-moi, se résumer à Tainted love. Alors bien sûr, Tainted love est là et brille toujours d’une efficacité redoutable, avec son “blink blink” martial joué au synthétiseur, étonnant tube agitant son malaise, sa frustration et son teint blafard sous les stroboscopes, hit en or massif qui allait ouvrir la voie du succès à une kyrielle de groupes de pop synthétique, de Depeche Mode à Duran Duran, de Eurythmics à Frankie Goes To Hollywood. Mais il serait injuste que l’arbre Tainted love, pour imposant qu’il soit, cache la forêt Non-stop erotic cabaret, qui fait vibrer bien d’autres cordes, faisant de Soft Cell tout autre chose qu’un simple faiseur de tubes à l’usage des night-clubbers.
Isn’t it nice ? Sugar and spice / Luring disco dollies to a life of vice / I can make a film and make you my star / You’ll be a natural the way you are / I would like you on a long black leash / I will parade you down the high streets / You’ve got the attraction / You’ve got the pulling power / Walk my doggie, walk my little sex dwarf
Sex dwarf
Car si Non-stop erotic cabaret fraye avec le monde de la nuit, il fréquente plutôt les arrière-cours que les dance-floors, les cabarets glauques peuplés d’une faune décadente qu’Almond et Ball excellent à mettre en scène dans leur petit théâtre dégénéré. Soft Cell se fait le véhicule des désirs refoulés, des corps fouettés et des cœurs brisés. Le titre de l’album dit en fait tout du programme, et il sera bien question de sexe (qu’on en manque ou qu’on en abuse), de frénésie et de grand spectacle. Les textes d’Almond sont un parfait mélange de crudité, de cruauté et d’humour, qui disent au final l’envie d’amour, la soif du désir, la solitude et les appétits réprimés. De son côté, Dave Ball bâtit un écheveau synthétique complexe et scintillant à la fois, prenant un malin plaisir à nous emmener où on ne l’attend pas. On conseillera ainsi d’aller écouter ce Sex dwarf tordu et fiévreux, hallucinante plongée fantasmatique dans une vie de vice, morceau à la fois ironique et troublant, multipliant les effets sonores pervertis (le clic de l’appareil photo, le claquement du fouet ou de la main sur les fesses, les râles orgasmiques) sur un rythme endiablé. L’autre sommet du disque évolue à l’opposé de ce débordement de stupre avec la somptueuse ballade Say hello, wave goodbye, sur laquelle Almond confirme son goût pour la torch-song, portrait désenchanté et magnifique d’une séparation de fin de soirée, où la pluie se mêle aux larmes sous les néons de la discothèque. En sus de ces deux grandes chansons, Non-stop erotic cabaret aligne d’autres morceaux de choix, entre un Seedy films rôdant dans les cinémas pornos et la nuit interlope (un saxophone ajoutant une touche jazzy bienvenue), un Frustration inaugural possédé par la fièvre ou un Entertain me lui aussi occupé à échapper à l’ennui en traçant un trait d’union insolite entre airs de revue et dance-pop synthétique effrénée. Du fait sans doute du goût du duo pour les arts visuels, les chansons sont fréquemment illustrés d’effets sonores (cf. supra) ou de chœurs qui viennent souvent apporter un contrepoint, en se fendant de remarques et d’interjections au fil des morceaux. Avant de conclure, on n’oubliera pas de mentionner aussi le frénétique Chips on my shoulder et sa mélodie en stuc délicieusement viciée avec son impayable antienne en guise de refrain : “Misery, complaints, self-pity, injustice”.
I wish I could reach right out for the untouchable / Film starring Bruce, John Wayne, Elvis Presley / Experiment with cocaine, LSD and set a bad bad example / Live a little, run a harem, be a tiger / Meet Bo Derek and be her Tarzan
Frustration
Porté par la fusée Tainted love, Non-stop erotic cabaret rencontrera évidemment un grand succès qui fera de Soft Cell l’une des têtes d’affiche de ce grand tout indistinct appelé “new wave”, dans sa version synthétique. Le groupe se fendra de deux albums supplémentaires, dont un très bon The art of falling apart (1983) avant d’imploser.
1 réponse
[…] (3) Samedi 30 mars, Marc Almond – inconditionnel de Scott Walker – a donné un concert apparemment mémorable au Trianon à Paris. L’occasion de réécouter cet éternel classique qu’est Say hello, wave goodbye, climax de cet album pandémonium qu’est Non-stop erotic cabaret. […]