Têtes bien faites
Talking Heads Talking Heads : 77 (1977, Sire Records)
David Byrne, Tina Weymouth et Chris Frantz se rencontrent à la Rhode Island School of Design au début des années 1970 et décident de fonder un groupe. Le trio se fixe bientôt à New York et ne tarde pas à graviter près de l’épicentre en devenir du tremblement de terre punk, le CBGB’s, où le groupe fait la première partie des Ramones. Après avoir accueilli un quatrième membre, Jerry Harrison (claviers et guitare), les Talking Heads sont signés sur le label Sire et font paraître leur premier album en cette fondamentale année 1977.
Avec ce Talking Heads : 77, le quatuor mené par l’étonnant David Byrne devient rapidement une des figures de proue de la scène punk qui explose alors à New York, avec un temps d’avance sur la déflagration qui partira d’Angleterre cette même année, Clash et Sex Pistols en tête. A l’instar de Television, autres hérauts de ces mois bénis, le groupe fait surtout valoir une originalité impressionnante, démontrant que l’étiquette “punk” qualifie alors davantage un état d’esprit libérateur qu’un repli borné entre les murs d’une petite chapelle. Avec leurs dégaines d’étudiants en art propres sur eux, les Talking Heads jouent une musique étrange, aux rythmes saccadés, qui semblent parfois vouloir reproduire les déhanchements du funk en étant comme paralysée par une raideur inquiète. Tête pensante de ces “têtes parlantes”, David Byrne figure un inquiétant chamane, débitant des textes tour à tour absurdes ou malsains d’un chant crispé et haut perché, qui semble davantage suivre le fil de ses pensées que la ligne musicale tracée par les autres membres du groupe.
L’album s’ouvre avec la pop en trompe-l’œil de Uh-oh, love comes to town, dont la mélodie caribéenne met déjà en relief la largeur de vue panoramique du quatuor new-yorkais, qui n’aura de cesse d’ouvrir sa musique à des sonorités non occidentales au fil de sa discographie. New feeling est ensuite un morceau plus représentatif de la “patte” Talking Heads avec sa rythmique tendue et dansante, ses ruptures de tempo et un texte en forme de monologue confus ponctué des stridences de Byrne. Parmi les hauts faits de ce disque, on retiendra le formidable No compassion, qui commence comme une chute du Marquee Moon de Television avant de s’emballer frénétiquement tandis que David Byrne en appelle au bon usage de l’égoïsme : “So many people have their problems / I’m not interested in their problems”. Don’t worry about the government sort également du lot, la fraîcheur de l’ensemble contrastant avec la critique politique que semble porter le morceau. Impossible également de passer sous silence le célèbre Psychokiller, son refrain dérangé en français et son incipit implacable joué à la basse. L’album se clôt sur l’exubérant Pulled up, qui vous transportera à tous coups de votre siège et vous forcera à agiter jambes et bras en tous sens, même si tant d’entrain pourrait rendre méfiant.
Contrairement à Television aux côtés de qui on mentionne fréquemment les Talking Heads, ceux-ci ne seront pas le groupe d’un seul album. Et si ce disque est d’un excellent niveau, David Byrne et sa bande le surpasseront plus tard, notamment avec le génial Fear of music de 1979. Je reviendrai certainement dans ces pages sur la discographie d’un groupe qui oeuvra jusqu’en 1988 avant que chacun ne mène ses propres projets, parmi lesquels ceux conduits par David Byrne recèleront aussi de vrais trésors. L’influence du groupe ne cessera de grandir, et rien que ces dernières années, on a pu l’entendre chez Vampire Weekend ou Arcade Fire.
1 réponse
[…] Talking Heads : 77 avait permis au groupe d’afficher une singularité frappante qui allait influencer pléthore de groupes post-punk, XTC ou Gang of Four prenant par exemple consciencieusement note de la raideur dansante de Byrne et de ses acolytes. More songs… poursuit dans la direction ouverte par son prédécesseur et ne constitue pas (encore) le disque du grand bond en avant. Le groupe met en revanche à profit la production de Brian Eno pour arrondir un poil les angles aigus qui pouvaient rendre certains aspects de sa musique inconfortables. On demeure cependant loin de la lounge-music et les Talking Heads continuent de proposer un fascinant grand écart entre hiératisme et mouvement, chaque chanson alternant dans un étonnant chaud-froid entre l’hédonisme du funk et la nervosité étranglée du punk. D’un côté, la section rythmique amène son exceptionnelle souplesse, de l’autre, les guitares tranchent comme le rasoir et le chant vrillé, parfois convulsé, de David Byrne. Le funk-rock du groupe peut ainsi se transformer en un tournemain en transe frénétique et la dynamique élastique d’un morceau peut basculer très vite vers une inquiétante étrangeté. David Byrne semble toujours cacher dans son ombre quelque chose du « Psychokiller » qu’il chantait sur 77, par sa voix ou ses textes, tantôt ironiques, tantôt naïfs, souvent les deux à la fois. […]